Critique de St Thomas d’Aquin
Toute l’œuvre philosophique de Saint
Thomas, condensée dans sa Somme contre
les Gentils, est faite de syllogisme. Comme l’écrit Prosper Alfaric :
« L’armature de cette technique mentale était constituée par le
syllogisme, raisonnement d’apparence très rigoureuse, qui, partant d’un
principe appelé « majeure » et s’appuyant sur une seconde proposition
appelé « mineure » en tire une « conclusion »
incontestable, comme en ce cas typique :
L’âme humaine est spirituelle.
Or, ce qui est spirituelle est
immortel,
Donc l’âme humaine est
immortelle. »[1]
Dans plusieurs encycliques, Aeterni patris (1879), Pascandi (1907), dans le Motu proprio Doctoris Angelici (1914), dans le Code de Droit canonique (1917), etc.,
l’Eglise a proclamé que « la doctrine de Thomas d’Aquin est la sienne
propre. » C’est celle que l’on enseigne dans tous les séminaires. De là
résulte l’importance du Thomisme.
Voila l’explication et la réfutation
du Thomisme fait par le Dictionnaire
rationaliste :
« Le Thomisme est une tentative
pour concilier Aristote avec le dogme. C’est au début du XIIIe siècle que la
scolastique latine fut en possession, grâce aux traductions faites de l’arabe,
de l’œuvre d’Aristote. Celle-ci apparut comme la somme définitive des
connaissances que l’esprit humain peut atteindre par ses propres forces.
L’Eglise prit d’abord ombrage du philosophe grec, patronné par Averroès, réputé
grand blasphémateur et prince des mécréants.
En 1210, le Concile provincial de
Paris interdit sous peine d’excommunication que l’on enseigne les écrits
d’Aristote sur la philosophie naturelle. Cette interdiction fut étendue, en
1215, à la Métaphysique et à la Physique. L’interdiction fut renouvelée en 1281
par le pape Grégoire IX.
Cependant l’Eglise ne pouvait tolérer
à la longue de laisser face à face, sans tenter de les concilier, deux corps de
doctrines aussi importants : l’encyclopédie aristotélicienne et la
dogmatique chrétienne. C’est ce que comprit Urbain IV qui chargea Thomas
d’Aquin (1215-1276), disciple d’Albert le Grand, de tenter leur accord, afin de
réaliser la synthèse de toutes les connaissances divines et humaines. C’est ce
que l’Aquinate pensa faire dans ses Commentaires
sur Aristote et dans ses Sommes ;
la Somme contre les Gentils et la Somme Théologique, auxquelles s’ajoutent
les Questions disputées et les Quodlibeta.
Or, parmi toutes les philosophies de
l’Antiquité, il n’en est pas de plus incompatible avec la dogmatique chrétienne
que celle du Stagirite. L’aristotélisme implique la négation de la transcendance
de Dieu qui n’est qu’un moteur immobile, de l’exemplarisme divin, de la
création et de la fin du monde, de la providence, de l’immortalité de l’âme,
des sanctions d’outre-tombe, de l’ordre du miracle et de la grâce. Pour
christianiser le Péripatétisme, Thomas d’Aquin a transformé une distinction
logique, posée par Aristote, entre l’essence et l’existence, en une distinction
réelle, ontologique. Logiquement, autre chose est de demander ce qu’est un
être, autre chose de demander si cet être existe. La réponse que réclame la
première question qui constitue, dans la logique d’Aristote, la définition de
l’essence de l’être, ne préjuge pas la réponse à donner à la seconde question,
qui pose le problème de l’existence de cet être. Mais il ne vient pas à l’esprit
du Stagirite qu’un être concret, tel que Socrate, soit constitué, en plus de sa
forme et de sa matière, de deux réalités distinctes, son essence et son
existence. Transforme-t-on cette distinction logique en distinction réelle, on
en tire la théorie de la nécessité de Dieu et de la contingence de la
créature : Dieu est l’être dont toute l’essence est d’exister, donc qui
existe nécessairement ; les créatures sont des êtres dont l’essence
n’implique pas l’existence, donc qui n’existent pas par elles-mêmes, a se, mais par autrui, ab alio, d’où résulte leur contingence
A partir de là, l’Aquinate prouve la
nécessité de la création et la possibilité de la fin du monde, l’existence de
formes pures et cependant créées telles que les anges et les âmes désincarnées,
la possibilité de l’union hypostatique de deux natures en Jésus-Christ, la
possibilité de trois personnes en un seul Dieu. C’est pourquoi l’on a pu dire
que l’affirmation de l’identité de l’essence et de l’existence en Dieu et de
leur distinction réelle dans la créature était la vérité fondamentale de la
philosophie chrétienne.
Malheureusement, cette transformation
d’une distinction logique, purement conceptuelle, en une distinction réelle,
ontologique, falsifie toute l’économie de l’œuvre d’Aristote et fait du
Thomisme un Péripatétisme incohérent. C’est ce que ne manquèrent pas de
proclamer les Averroïstes. De plus, cette distinction est incompréhensible. Qui
dit distinction réelle, dit distinction entre deux choses qui possèdent leur
réalité indépendamment l’une de l’autre. Or, en quoi peut bien consister la
réalité de l’essence créée en dehors de l’acte qui l’objective, hors du néant
et de ses causes, dans le monde des êtres existants ? Si l’essence est
déjà réelle en dehors de son acte d’exister, quel complément d’être et de
perfection peut bien lui conférer l’existence ? Comment, enfin, l’essence
créée peut-elle demeurer puissance passive sous l’existence qui l’actualise,
puisque, d’après l’Aquinate, un seul et même sujet ne peut être à la fois en puissance
et en acte, au même moment et sous le même rapport ?
Voilà ce que ne cessent de répéter,
après les Averroïstes, les Scotistes et les Ockamistes. Seulement, dès lors que
l’on rejette cette distinction, on ne peut plus démontrer « les préambules
de la foi », ni réfuter victorieusement, comme croyait le faire Thomas
d’Aquin dans la Somme contre les Gentils,
les objections des adversaires contre les mystères révélés. Il n’y a plus de
philosophie naturelle, plus de théologie rationnelle ; il n’y a plus que
la théologie positive fondée sur la révélation interprétée par les Conciles. On
tombe dans le fidéisme qui signe l’échec de toute la Scolastique. »