Les stigmatisés
Une des preuves de la véracité du
catholicisme, serait les stigmatisés, ces voyants qui portent physiquement les
plaies du Christ, imprimées en eux miraculeusement.
2) Les
mystiques extatiques et les stigmatisés
4) A propos
des écoulements de sang de la stigmatisée Thérèse Neumann
5) Et
l’incorruptibilité des corps ?
Le docteur Imbert-Gourbeyre a écrit
un ouvrage important sur les stigmatisés : La Stigmatisation, l’extase divine, les miracles de Lourdes, réponses
aux libres penseurs (Bellet, Clermont, 1894, 2 tomes).
Comme l’écrit le catholique docteur
René Biot dans son ouvrage (avec imprimatur) : L’Enigme des stigmatisés (Paris, Fayard, 1955), page 15, à propos
du livre du docteur Imbert-Gourbeyre : « Il est bien certain que
les exigences de la critique sont maintenant autrement rigoureuses que lorsque
notre confrère écrivait. Parmi les faits qu’il rapporte un nombre assez grand
ne résisterait pas à un contrôle historique implacable. »
On peut déjà retenir de l’ouvrage
d’Imbert-Gourbeyre que pendant les premiers douze siècles après Jésus-Christ,
aucun fait de stigmatisation ne fut signalé.
Ce n’est que depuis le premier cas,
qui est Saint François d’Assise, qu’on assiste alors à une explosion. On
dénombre 31 cas avant la fin du XIIIe siècle !
Le docteur Imbert-Gourbeyre dénombre
en tout 321 cas de stigmatisés. Sur ce chiffre on dénombre 41 hommes et 280
femmes. Soit donc 1 cas masculin pour 7 femmes.
Notons également qu’aucun des
stigmatisés qui ont vécu durant le XIX° siècle n’a été béatifié.
Notons également la discordance des
emplacements des stigmates corporels. Exemple, la plaie du côté, sur 100 qui
l’ont reçue, il y en a 28 pour lesquels on a la précision : 22 à gauche, 6
à droite. Le premier stigmatisé, saint François d’Assise, l’a eu à droite. (Si
il devait y avoir une reproduction quasi photographique de la trace du coup de
lance, ne devrions-nous pas avoir au contraire une unicité absolue de l’image
qu’offrent les témoins ?...)
Notons encore la différence d’aspect
que représentent ces stigmates, tant ceux des mains et des pieds que ceux du
front, du côté, de l’épaule.
Notons également les différentes
modalités d’apparition des stigmates : chez certains elles parviennent
progressivement à la forme et aux dimensions qu’elles revêtent, et chez
certains elles sont d’emblée à l’apogée. Et dans le cas où elles sont
multiples, les stigmates surviennent toutes ensemble, ou bien elles peuvent
s’échelonner le long du temps.
Pour les neuropsychiatres, il est incontestable
que les personnages présents ou passés qui sont groupés sous le nom de
stigmatisés, exception faite pour saint François dont le cas est tout à fait
unique, manifestent des symptômes de névrose, souvent très accentuée. Les
plaies ne sont qu’une manifestation de la constitution névrotique, et ils
rangent donc ces ulcérations dans la même catégorie clinique que celles qu’ils
observent dans les services de neurologie.
Les névroses hystériques des
stigmatisés n’impliquent pas que ces stigmatisés soit des menteurs, des
comédiens, cela signifie médicalement un état maladif du système nerveux.
Comme l’écrit le docteur catholique
René Biot : « Il faut nous demander maintenant si les hystériques
innombrables que les cliniciens rencontrent dans les hôpitaux et soignent avec
attention présentent – et si oui, avec quelle fréquence – des plaies dans le
genre de celles que l’on voit aux mains et aux pieds des sujets qui nous
occupent présentement.
Un certain nombre de cas ont été
observés et on fait l’objet de publications médicales. Sans prétendre dresser
l'inventaire exact, on ne peut pas ne pas retenir les observations
de Gilles de la Tourette, de Kaposi, de Leloir, de Féré, de Pitres, de Renault, de Oulmont
et Touchard, etc.
Une des études les plus intéressantes
nous paraît être celle que M. Veillon a publiée dans
la Nouvelle Iconographie de la Salpétrière. Une jeune
fille de dix-sept ans qui manifestait au grand complet les stigmates
caractéristiques de l'hystérie : anesthésie, rétrécissement du champ visuel,
crises convulsives, présentait en outre des poussées sur la peau d'éléments
éruptifs vésiculeux. On voyait apparaître une petite tache rouge, sur laquelle
se formait ensuite une vésicule, très peu saillante, entourée d'une auréole
rouge, et portant au centre un point noirâtre, déprimé. « Au bout de
quatre à cinq jours, dit M. Veillon, cette vésicule
s'étend, le liquide devient louche, il se forme une vésicopustule,
surmontée d'une croûtelle brunâtre. Si on enlève
cette croûte, on trouve une petite ulcération, dont les bords sont nets,
taillés à l'emporte-pièce. Le fond est recouvert d'un enduit
purulent, blanchâtre ou jaunâtre très apparent. Peu à peu la croûte se
dessèche, devient noirâtre, et la lésion se termine par une cicatrice brunâtre
à bords bien limités. On trouve sur la malade des éléments à toutes les
périodes de leur évolution ; ils sont régulièrement disséminés et séparés
les uns des autres par de la peau saine et ont environ le diamètre d'une
lentille ».
Mais il y a plus encore. On trouve sous
la signature de M. J. Parrot la description de larmes de sang chez une jeune
femme névropathe. Cela remontait chez elle à l'enfance, elle présentait des
crises névralgiques avec sueur ; et, au plus fort de l'accès, sa face se
couvrait de sang, on eût dit, suivant l'expression des témoins, le masque d'une
femme assassinée. Plus tard les mêmes phénomènes se produisaient en divers
points du corps, aines, cuisses, lombes, et cela à l'occasion d'émotion et
toujours avec de vives douleurs. « Un point circonscrit du cuir chevelu
étant devenu douloureux, j'y vis, écrit Parrot, sourdre du sang, qui se
dessécha aussitôt. Le fait se reproduisit et je vis le sang s'échapper de la
peau du front et former une couronne dans les cheveux. Dans le pli des
paupières inférieures, le sang coula en quantité suffisante pour qu'on pût en
recueillir ».
Un autre exemple est encore plus
suggestif : une malade observée à la clinique universitaire de Stockholm par le
professeur Magnus Huss et dont M. de Poray Madeyski retrace l'histoire
présentait un tableau clinique fort impressionnant :
hémorragies survenant presque tous les jours, par la bouche, les paupières, les
oreilles et sans que l'on voie trace d'aucune érosion. Les cadeaux se
multiplient. Alors, disent les auteurs, « Maria K. arriva-t-elle à provoquer à
sa fantaisie des accès d'hémorragie... »
On comprend que, devant de tels
faits, les médecins qui se conforment aux règles de prudence que recommandait
Benoît XIV, soient portés à dire : « il ne manque que la référence au
Crucifié pour que nous ayons là un tableau étrangement
voisin de ce qui suscite dans certains villages une ruée de pèlerins ».
Par Alfred
Maury, extrait des Anales médico-psychologiques, 1850.
Les historiens de la
philosophie ont plus étudié le mysticisme que les
mystiques; ils ont analysé leur doctrine et essayé de définir leurs principes;
mais ils n'ont guère pénétré dans leurs sentiments; ils ont surtout négligé de
déterminer la relation existante entre leurs écrits
et les phénomènes intellectuels, les troubles et les aberrations dont leur
esprit est le siège. C'est là cependant une recherche curieuse et pleine
d'enseignement qui nous donne la véritable clef des doctrines mystiques. On ne saurait
séparer l'homme de la pensée, et pour juger ce qu'il dit, il faut savoir ce qu'il
fait et ce qu'il sent.
Le mystique cherche la divinité par
un commerce secret avec l'invisible. Il appelle une révélation immédiate au
sein de sa conscience; et pour cela il dirige et concentre toutes ses facultés
vers ce Dieu qu'il voudrait substituer dans son âme à lui-même. Il s'efforce
d'en évoquer l'image et de se rendre intellectuellement sensibles ses
perfections et ses beautés. Quand il croit être parvenu à ce qu'il désire et
que son imagination place devant les yeux de son esprit la figure du Dieu qu'il
poursuit, il brise avec le monde extérieur et s'abîme dans la contemplation de
l'être divin. Mais hélas! Il devient alors le jouet d'une illusion. Quoi qu'il
fasse, l'homme ne peut offrir à la vue de l'esprit comme
à celle du corps, que la reproduction des objets et des créatures dont il est
entouré, qui affectent ses sens à des degrés divers. II a beau aspirer vers
l'invisible, vers l'immatériel, vers l'infini, il ne se représente jamais que
le visible, le matériel et le fini. Toutes ces descriptions que le mystique
nous donne des êtres célestes qui viennent se communiquer à lui, ces sons
divins dont son oreille intellectuelle est charmée, ces parfums qu'exhalent les
anges et les saints avec lesquels il s'entretient, ces transports de
toute nature qui ravissent son âme, ne sont que le reflet des désordres et des
agitations auxquels son économie est en proie.
Suivez patiemment la marche des idées et des imaginations du mystique, notez-en
les traits les plus singuliers; puis étudiez sa vie morale et physiologique, et
vous serez frappé de l'étroite liaison qui rattache ces deux modes d'existence,
sa vie mentale et sa vie physique.
Sans doute, on aperçoit toujours une relation plus ou moins
directe entre la constitution de l'homme et la tournure de ses idées ; mais le
travail de l'intelligence est si complexe, si prompt, si varié, qu'il échappe,
en une foule de cas, aux influences physiologiques; et dans le jeu incessant de
son utilité, l'esprit prouve sa propre immatérialité. Chez l’extatique,
il en est autrement : c'est le corps qui a
définitivement pris la direction des idées. Sous ces prétentions de franchir
l'espace qui nous sépare du monde invisible et immatériel se découvre bien vite
le plus grossier et le plus naïf matérialisme. Le mystique extatique est un
halluciné. Ce qu'il dit, ce qu'il écrit lui est presque toujours dicté par une
illusion des sens ou prend son point de départ dans un pareil phénomène. Non pas
qu'il soit proprement aliéné, qu'il puisse même être toujours rangé dans la
catégorie des monomanes, mais sans que sa raison,
son jugement soit radicalement troublé, il est la dupe des aberrations qui
naissent de son état maladif, il bâtit des théories et imagine des doctrines religieuses, sans prendre garde aux causes pathologiques
qui les lui ont suggérées.
Il est important de
signaler ces faits, puisqu'il y a des âmes pieuses et des esprits enthousiastes
qui continuent à chercher dans les écrits des mystiques un aliment à leur
dévotion et comme un supplément aux révélations de l'évangile;
puisque des personnes peu éclairées prennent encore pour des caractères
merveilleux et des preuves d'une intervention divine toute spéciale,
ces récits d'hallucinations et la relation des phénomènes qui en sont le contre-coup; confondant ainsi les chimères d'un cerveau en
délire avec les graves enseignements de la religion, elles nuisent, sans s'en
apercevoir, à la dignité de celle-ci et tendent à nous précipiter dans le chaos
des superstitions et des fantaisies humaines.
Je veux essayer de
démontrer en détail les faits que je viens d'avancer, et par une étude
attentive des extatiques et de leurs ouvrages, mettre en évidence l'état
maladif dans lequel ils étaient tombés, la liaison de leurs idées bizarres et extravagantes avec le mal qui s'empare de leur économie.
Je m'attacherai surtout aux stigmatisés, à la
stigmatisation qui est certainement le plus haut degré de l'extase chrétienne.
Chercher à en pénétrer le mystère, c'est remonter à la source la plus vive du
mysticisme.
I
De toutes les figures
religieuses que nous rencontrons pendant le moyen
âge, il n'en est guère qui présente un cachet plus prononcé que celle de saint
François d'Assise. Ce remarquable personnage est le type accompli du
moine chrétien, et, par conséquent, du Mysticisme
qui est l'ante et l'aliment de la vie monacale. Ce
n'est point seulement un simple fondateur d'ordre qui s'élève par ses vertus au
premier rang, c'est un réformateur, un véritable théosophe. Dans l'antiquité,
il fût devenu un Dieu ; dans l'Orient, il eût été regardé comme un
prophète. L'Europe catholique ne pouvait le placer si haut sans
porter atteinte à son orthodoxie, mais elle en a fait un saint, un saint qui
occupe le faîte de la hiérarchie des bienheureux. Sa canonisation a été
entourée de tout l'éclat d'une apothéose; ses disciples out poussé l'admiration
jusqu'à le tenir pour l'être le plus parfait qui eût, après la Vierge, paru
entre les créatures. Renchérissant incessamment sur
leur culte d'amour et d'admiration, ils sont arrivés
au point de le comparer à Jésus-Christ, et s'il eût été possible
de reconnaître une Trinité en quatre personnes, les ordres mendiants y eussent
certainement introduit leur fondateur, comme une hypostase divine. On connaît l'ouvrage singulier du P. Barthélemy, de Pise, intitulé : Liber
aureus inscriptus, liber conformitatum
vitae beati ac scrophici patris Francisci ad vitam Jesu Christi Domini nostri.
On y lit que la venue au monde du saint docteur
fut annoncée par les prophètes, qu'il eut douze disciples, que l'un d'eux, nommé Jean de Capella. fut rejeté par lui, comme Judas l'avait été par Jésus; qu'il fut tenté par le démon dont les
efforts demeurèrent impuissants; qu'il se
transfigura à l'instar de son divin maître, et qu'il opéra des miracles absolument semblables à ceux de
l'Évangile. On trouve encore dans ce bizarre traité, avancée la proposition
suivante : Que saint François
avait mérité le nom de Jesus Nazarenus rex Judaeorum,
à raison de la conformité de sa vie avec celle de Jésus de Nazareth.
L'origine de ces
étranges opinions, qui obtenaient un grand succès chez les ordres mendiants, ne
tenait pas seulement au soin qu'avait pris le saint de régler sa vie
sur celle de son Sauveur ; elle provenait encore
d'un fait extraordinaire qui se passa dans les dernières années de
son existence, en 1224, et la marqua en quelque
sorte du sceau d'une élection spéciale de la grâce. Saint François
avait éprouvé les douleurs du crucifiement et reproduit sur son propre corps le
sacrifice sanglant de la Passion.
Il était arrivé à la fin
de sa carrière après avoir vu réussir tous ses projets; il avait obtenu du pape
Honorius III la confirmation de l'ordre fondé par
lui pour les deux sexes ; il avait
inauguré une règle nouvelle, qui était regardée comme la conception la plus
parfaire qu'on eût jamais eue de la vie monastique. Satisfait d'une tâche si
glorieuse, il s'était démis du généralat entre les
mains de Pierre de Catane, pour ne plus songer qu'à son salut. Il se retira, en
conséquence, dans une solitude de l'Apennin, entre l'Arno
et le Tibre, non loin de Camaldoli et de Vallombrosa,
et fixa sa retraite sur une montagne appelée l’Alverne,
que lui avait abandonnée le propriétaire, un seigneur du pays, nommé Orlando Catanco. Là, dégagé de tous les devoirs et de toutes les
préoccupations de la vie pratique, il se livrait sans mesure aux rigueurs de
l'ascétisme le plus sévère et méditait incessamment
en Dieu. Des extases s'emparaient de temps à autre de son esprit et le
rendaient de plus en plus indifférent aux objets de la terre. Les macérations,
les abstinences se succédaient chez lui sans
relâche. Parmi les carêmes surérogatoires qu'il s'était imposés, se trouvaient
les quarante jours qui séparent la fête de
l'Assomption de celle de saint Michel. Exténué par le jeûne et s'abîmant une
fois dans les élans de la prière la plus ardente, il crut entendre Dieu qui lui
ordonnait d'ouvrir l'Évangile, afin que ses yeux pussent y lire ce qui serait
le plus agréable à son créateur. Frappé de cet avertissement divin, saint
François remercia Dieu dans une nouvelle prière, qui dépassait encore en
ferveur celles auxquelles il se livrait depuis le commencement de ce carême. —
« Ouvre-moi le livre sacré, dit-il au frère Léon, qui l'avait suivi dans
sa retraite. » Trois fois cette épreuve fut faite, et trois fois le volume
s'ouvrit à la Passion de Jésus Christ. Le saint crut reconnaître là un ordre de
pousser son imitation de la vie du Sauveur plus loin qu'il ne l'avait encore
fait. Sans doute, il avait imposé silence à la chair par la mortification et
crucifié son esprit et ses désirs, mais il n'avait point encore soumis son
corps au supplice de la Passion, et c’était ce supplice que Dieu lui
prescrivait en loi montrant du doigt le récit de l'Évangile.
Après cette épreuve, le
solitaire n'eut plus qu'une pensée : le crucifiement de son divin maître. Il en
passa et repassa en esprit les douloureuses phases, exaltant davantage à chaque
oraison son imagination. En même temps qu'il exténuait son corps par un jeûne
prolongé, il travailla à évoquer en lui le tableau émouvant
du Sauveur sur la croix. Dans ses visions, il était tellement absorbé par la
contemplation du Dieu souffrant, qu'il perdait conscience de
lui-même et se trouvait transporté dans un monde surhumain. Le jour de l'Exaltation
de la croix, se livrant plus encore que de coutume, en raison de la solennité,
à une de ces contemplations extatiques, il crut voir un séraphin ayant six ailes
ardentes et lumineuses descendre rapidement de la voûte des cieux et
s'approcher de lui : l'esprit angélique soutenait entre ses ailes la figure
d'un homme, les pieds et les mains attachés à une croix. Lorsque le saint
assistait à ce spectacle miraculeux avec
une émotion et un étonnement profonds, la vision s'évanouit tout à coup. Mais le pieux anachorète en avait
ressenti un contre-coup étrange, et toute son
économie était demeurée profondément troublée. II
éprouva surtout aux pieds et aux mains
des sensations douloureuses qui firent bientôt place à des ulcérations,
à des espèces de plaies qu'il considéra comme les stigmates
de la passion du Christ.
Ce miracle eut un immense
retentissement. Rien n'était plus fait pour frapper des imaginations avides de
merveilleux et fortifier la vénération profonde que
ce saint personnage excitait par ses travaux et ses vertus. Le pape proclama
les stigmates de saint François un don miraculeux de la Grâce, et les chrétiens
tinrent ce prodige pour une démonstration péremptoire du mystère
de la Rédemption, à raison surtout de cette circonstance, que les stigmates
avaient été imprimés au saint le jour de l'Exaltation
de la croix.
L'allégresse que causa le
miracle fut surtout grande chez les Franciscains. C'était le triomphe de leur
ordre. Ce prodige donnait une preuve éclatante de l'amour
infini de Jésus-Christ pour leur fondateur, puisqu'il l'avait choisi pour
offrir sur la terre une image visible de sa divinité. II y eut donc désormais
pour les religieux mendiants deux passions : celle de Jésus-Christ et celle de
saint François. On vit un gardien des Cordeliers de Reims, le P. Lanfranc,
faire inscrire au fronton de son couvent : Deo homini
et beato Francisco, utrique
crucifixo, à l’Homme-Dieu et à saint François, tous
deux crucifiés. Les Franciscains affectèrent tellement de confondre les deux
crucifiements, que plusieurs d'entre eux avancèrent que les plaies de leur fondateur étaient tellement semblables à celles du Christ,
que la Vierge elle-même s'y était méprise. De même qu'on voit dans l'antiquité des dieux secondaires placés, par une dévotion
de mode, au-dessus du Dieu principal, saint François devint pour bon nombre de
ceux qui suivaient sa règle, égal et même supérieur à Jésus-Christ. En 1486, un
certain Cordelier, nommé Jean Marchand, dépassant encore ce qu'on avait dit des
miracles du saint et des circonstances qui avaient accompagné sa stigmatisation, soutint à Besançon les propositions
suivantes : Saint François avait pris la place
laissée vacante par Lucifer depuis sa chute ; car le chef des légions
rebelles ayant été précipité du ciel, en châtiment de son orgueil, la créature
qui avait poussé le plus loin l'humilité devait naturellement hériter de sa
royauté; saint François était semblable à Jésus-Christ de quarante manières; c'était un second Christ et un second
Fils de Dieu; sa conception avait été prédite par un ange à sa mère, et, de
même que le Sauveur, il avait vu le jour dans une étable entre un boeuf et un âne. Les douleurs que la stigmatisation avait
fait éprouver au saint égalaient celles que Jésus avait ressenties sur la
croix. Étendant singulièrement le court instant où le solitaire avait été en
communion de souffrance avec son divin maître, Jean Marchand avança que le
supplice du fondateur de son ordre avait duré tout un jour et qu'il s'était
terminé à l'heure même où l'Homme-Dieu avait rendu l'esprit. Jésus s'était
chargé d'imprimer en personne à son serviteur les
cinq plaies, et cette seconde Passion, ajoutait le
cordelier, avait été accompagnée des mêmes prodiges que la première. La pierre
s'était fendue au moment où le saint avait reçu la blessure de son
côté, et, second Jésus-Christ, il avait fait sa descente aux enfers, ou, pour
parler plus exactement, au purgatoire, afin d'aller délivrer ceux qui s'y
trouvaient avec les habits de son ordre, visite qu'il renouvelle
tous les ans, à l'anniversaire de sa fête.
La Faculté de théologie de Paris
censura ces énormités ; mais saint François n'en demeura pas moins chez
les frères mendiants une véritable divinité, et le miracle de sa stigmatisation
l'ineffable témoignage de la protection que Dieu accordait à leur ordre.
Cette faveur insigne tourna la tête à
une foule de Franciscains, qui pensèrent que puisque
Jésus-Christ avait pu reproduire chez te docteur
d'Assise le fait de sa passion, ils pouvaient, eux, obtenir de leur fondateur
une part de la grâce des douleurs méritoires qui lui
avaient été communiquées. Des images, représentant la stigmatisation
miraculeuse sur le mont Alverne circulèrent dans tous
les couvents, et l'on commença à parler d'autres exemples d'un prodige
absolument inconnu avant saint François. Arrivèrent les théologiens, qui
écrivirent des traités sur la matière, et
prétendirent que le don des stigmates était, après tout, un de ces nombreux
bienfaits de la grâce divine, qui se manifeste de temps à autre chez les
fidèles. Saint Paul avait dit, dans son Epitre aux Galates (VI, 17) qu'il portait sur son corps les stigmates du Seigneur. On imagina que le grand apôtre avait, de même
que saint François, reçu l'empreinte des cinq
plaies. II y avait dans la Bible plusieurs allusions
à l'usage répandu dans l'Orient, de porter sur le bras droit un
signe indicatif de la divinité au service de laquelle on s'était voué, et c'est
à cette habitude que se rapportent vraisemblablement les paroles mêmes de saint
Paul. On prétendit expliquer tout cela par des stigmatisations, et l'on
recomposa de la sorte une généalogie de stigmatisés.
Le fait est que cette grande famille
n'est pas, à beaucoup près, d'aussi ancienne date qu'on le
prétendait et qu'il est impossible de lui
trouver d'autre ancêtre que saint François.
Hommes et femmes, livrés à la vie
mystique, briguèrent, au sein des ordres mineurs, la faveur accordée à leur
fondateur. Quelques vies d'extase et de contemplation obtinrent le couronnement de leurs désirs, et les annales de ces ordres
ont conservé les noms de plusieurs âmes pieuses, qui partagèrent dans leurs
ravissements célestes les souffrances de la Passion. Tels furent Philippe d'Acqueria, Benoît de Reggio,
capucin de Bologne, qui vivait dans les premières années du XVIIe
siècle, Charles de Sacta ou plutôt de Sazia, simple frère lai, qui fut Marqué des stigmates en
1648 ; un autre frère lai, du nom de Dodo, de l'ordre des Prémontrés,
Angèle del Paz, moine de Perpignan et le frère
Nicolas de Ravenne, dont les plaies ne furent découvertes
qu'après sa mort.
Les stigmates du saint séraphique
excitèrent vivement la jalousie des Dominicains. Ils
arrivaient précisément au moment où la rivalité était la plus prononcée entre
les mendiants et les frères prêcheurs. Ces derniers voyaient surtout d'un oeil d'envie la hauteur à laquelle un pareil miracle
élevait le patron de leurs ennemis. L'organisation des moines de
Saint-Dominique présentait une certaine analogie avec celle des Franciscains,
et ceux-ci accusaient le fondateur de l'ordre des moines prêcheurs d'avoir
puisé dans la règle de saint François l'idée et le modèle de son tiers ordre,
tandis que les Dominicains s'efforçaient de jeter le plagiat sur le
dos de saint François. L'insigne grâce des stigmates ruinait les prétentions
des Jacobins, et, afin de parer à la force miraculeuse de l'objection, ils
prétendirent avoir aussi leur stigmatisé. On voulut opposer miracle à miracle,
et pour rendre l'opposition plus sensible, les Dominicains choisirent une
femme, une religieuse de ce tiers ordre de Saint-Dominique, si jaloux du tiers
ordre de Saint-François. C'était sainte Catherine, dont les visions
avaient servi déjà de contre-partie aux révélations de sainte Brigitte. On sait, en effet, que
tandis que Dieu révélait à cette sainte, au grand triomphe des scotistes, le
fait de l'immaculée conception de Marie, sainte Catherine apprenait du ciel que
la Vierge avait été conçue dans le péché : ce que criaient bien haut les
thomistes. Des images représentant la nouvelle
stigmatisée circulèrent bientôt chez
les Dominicains. On y voyait la sainte recevant de
Jésus-Christ lui-même la marque de ses divines plaies par le moyen de rayons
ensanglantés qui s'en échappaient, et afin de renchérir sur saint François, qui
s'était trouvé suffisamment martyrisé par l'impression des saints stigmates, aux pieds, aux bras et au côté, on traça sur le
front de la pieuse vierge les traces de la couronne d'épines.
Rien ne manquait donc plus à la
passion de sainte Catherine, rien, si ce n'est la réalité. Tout n'était pas
cependant controuvé dans ce miracle, à l'aide duquel les Dominicains fermaient
ta bouche à leurs adversaires. La sainte, livrée aux exercices continus de la contemplation, de l'ascétisme le
plus dur, sujette aux visions et aux extases, avait, sans doute sous l'empire
du désir jaloux de son ordre, aspiré à ces stigmates qu'avait reçus saint
François, et, dans un de ses délires mystiques, elle s'était imaginé les recevoir. Elle avait ressenti les douleurs des
cinq plaies et cru un instant en distinguer les marques. Mais ces glorieuses
cicatrices avaient disparu, et rien n'avait accusé, aux yeux des autres, l'insigne
faveur qu'elle avait méritée. Aussi, en 1483, vit-on les Franciscains réclamer
avec force contre la fraude de leurs rivaux et les images menteuses qu'ils
distribuaient. Le souverain pontife accueillit la
plainte et condamna la contrefaçon. Toutefois, il eut soin, plus tard,
d'adoucir la rigueur de sa bulle à l'égard des Dominicains, assez mortifiés.
Malgré ces discussions, les stigmates
de saint François et ceux moins authentiques de sainte Catherine de Sienne,
produisirent les mêmes résultats. Ils devinrent le but que se proposèrent religieux
et religieuses de ces deux ordres, et c'est, en effet, presque constamment dans
leurs rangs que nous rencontrons, aux XVIe, XVIIe et
XVIIIe siècles, les stigmatisés.
La plupart des personnes, hommes ou
femmes, qui embrassaient la règle de saint François
ou de saint Dominique, se proposaient pour modèles les patrons de leur ordre ;
les images de saint François et de
sainte Catherine étaient sans cesse placées sous leurs yeux. Les
regards fixés sur ces représentations pieuses, méditant la Passion du Sauveur
et appelant de tous les élans de la prière la plus fervente le don des
stigmates, ces mystiques furent quelquefois assez heureux pour déterminer le
même miracle. Cette imitation du crucifiement allégorique du docteur d'Assise
et de la sainte de Sienne est tellement évidente, que chez la plupart on voit
se reproduire les circonstances que la légende prêtait à la vision de ces deux
personnages. La stigmatisation s'opérait chez eux absolument de la même façon
qu'elle était représentée dans les images. Magdelaine
de Pazzi, Hieronyma Caruaglio
reçurent sur leur corps les empreintes de cinq rayons de sang mêlé de feu qui s'échappaient
du ciel. Ursule Aguir, qui s'imaginait déjà porter
sur la tête une couronne d'épines invisible, étant à
prier, en 1592, dans une église, le jour de la fête de saint Benoît, vit sainte
Catherine lui apparaître, un crucifix à la main ; les clous qui perçaient les
membres de l'image du Sauveur se détachèrent et allèrent se fixer à ses
mains et à ses pieds. Ursule tomba sans connaissance ; puis revenant à
elle, elle pria le Seigneur, comme on dit que l'avait fait sainte Catherine, de ne point rendre ses stigmates visibles, ce
qui lui fut accordé. Ce fut à la prière de la même sainte Catherine que sainte
Lucie de Narmi, qui vivait à la fin du XVe
siècle, obtint les stigmates. On raconte, dans la biographie de la religieuse Augustine Anne-Catherine Emmerich, morte en 1824, qu'elle
vit un jour une lumière s'abaissant vers elle et qu'elle y distingua
la forme resplendissante du Sauveur crucifié. Les blessures dont ses membres
étaient atteints rayonnaient comme cinq foyers lumineux ; et de chacune de ses
cinq plaies partirent de triples rayons d'un rouge de sang, lesquels se
terminaient en forme de flèche et vinrent lui imprimer les stigmates. C'est en
méditant devant un crucifix que sainte Gertrude d'Oosten ressentit les douleurs des cinq plaies, qui ne
tardèrent pas à devenir visibles. On retrouve les mêmes rayons de feu
s'échappant, soit du crucifix, soit des profondeurs célestes, dans la
stigmatisation d'Anne de Vargas, retirée
au couvent de Sainte-Catherine, à
Valladolid, en Espagne ;
dans celle de Colombe Rocasani, de Jeanne de Verceil,
de Stephana Quinzani, de Soncino ; de Marie de Lisbonne, etc.
L'influence de l'exemple est donc
manifeste. La méditation de la stigmatisation de sainte Catherine
a réagi sur l'imagination des
femmes, qui l'avaient pour patronne ou qui se la proposaient pour modèle. Plus rarement, le martyre allégorique de saint François eut le même effet sur les
esprits féminins. Nous en avons cependant
quelques exemples. C'est en jetant
les yeux dans une chapelle de saint François, sur l'image de sa stigmatisation,
qu'Angela della
Pace crut entendre le saint lui parler et répondre à la demande qu'elle lui
faisait. — Ce ne sont pas des plaies que tu vois, mon enfant,
dit-il à Angela, qui n'avait alors
que neuf ans, ce sont des joyaux. Et comme la petite exprimait le voeu
d'en recevoir de semblables, elle vit soudain s'ouvrir la voûte de la chapelle
et en descendre le Sauveur sous la figure d'un enfant crucifié, tout environné
de lumière et lui imprimer les miraculeuses plaies. Angela tomba sans
connaissance en poussant un cri
de douleur. On accourut à son secours : on amena des
médecins, qui trouvèrent sur ses membres imprimés
les mêmes stigmates que représentait l'image devant laquelle elle était
prosternée. Nous rencontrons rarement des Dominicains impressionnés par le
miracle opéré sur la grande sainte de leur ordre. De ce nombre est un religieux
de Mantoue, du nom de Matheo Carreri ;
un autre Dominicain, Walter de Strasbourg, nous fournit dans sa vie un fait du
même genre. Il songeait, une fois, dans une des contemplations mystiques qui
lui étaient habituelles, aux douleurs que la Vierge Marie avait dû éprouver au
pied de la croix en y voyant suspendu son divin Fils. Soudain il se sentit le coeur percé par une épée, c'est-à-dire qu'il se représenta
précisément l'image par laquelle les iconographes catholiques sont depuis
longtemps dans l'usage de figurer la Mater dolorosa.
Dans tous ces miracles,
l'influence exercée par les images du Christ souffrant, les martyres de la mère
de Dieu ou des saints est bien notoire. La vue de ces représentations
émouvantes réagissait puissamment sur la sensibilité
des mystiques. Nous voyons bien souvent, dans une de ces représentations
pieuses, racontée par les hagiographes, que la vue seule opéra la conversion à
la vie dévote ou monastique. C'est, par exemple, la vue inopinée d'un tableau
du Sauveur couvert de plaies, qui acheva de déterminer sainte Thérèse à prendre
le voile. Elle fut dès lors poursuivie par l'image du Sauveur ; elle
l'accompagna tour à tour, en pensée, au jardin des Olives, à la colonne contre
laquelle il avait été flagellé et au Calvaire.
L'annonce des stigmatisations
nouvelles dont les cloîtres devenaient chaque jour le théâtre, multiplia, à
partir du XV° siècle, les apparitions de cet étrange phénomène. Chaque fois les
visionnaires ajoutaient des circonstances qui rendaient leur martyre plus semblable à celui de Jésus. Déjà sainte
Catherine de Sienne avait reçu, disait-on, la couronne d'épines. Sainte Catherine de Raconisio sentit
sur le front l'empreinte d'une double couronne, qui se retrouve aussi chez
Jeanne de Jesu-Maria de Burgos. Les horreurs de ce
supplice, infligé également à Jeanne-Marie de la Croix, religieuse clarisse de Roveredo, à Marie Villana, à Vincentia Ferreria, de Valence,
se joignirent chez Véronique Juliani
à la réception de ce calice d'amertume qui avait été présenté au Sauveur par un
ange dans le jardin des Olives ; elle en avait bu plusieurs fois le fiel,
et ce même calice était venu s'approcher des lèvres de sainte Catherine de Raconisio, alors qu'elle contemplait avec ravissement une
image de saint Pierre crucifié, sur laquelle on lisait ces mots : Ma fille,
prends et bois le sang qui a été versé pour ton salut. La bienheureuse Archangela Tardera, sainte Lutgarde, la bienheureuse
Catherine Ricci, de Florence, éprouvèrent les effets de la flagellation du
Christ et en conservèrent les marques. Stephana Quinzani, dont le nom a déjà été prononcé, joignait ces
mêmes stigmates de la flagellation à ceux de la
couronne d'épines.
Ainsi, graduellement, se complétaient
dans la personne des extatiques les circonstances de la Passion. Ce drame
douloureux était l'objet de leurs méditations constantes et excitait vivement
leur compassion. Il est vraiment curieux de voir à quel point certains mystiques étaient arrivés à prendre part aux
souffrances du Sauveur, ou,
suivant leur langage, à porter
sa croix. On rencontre, par exemple, une Marguerite Ebnerin,
qui avait un tel degré de sensibilité que, sur la seule vue d'un crucifix, elle
fondait en larmes et pleurait jusqu'à l'épuisement de ses forces. Ces femmes tombaient dans un véritable état de monomanie
mélancolique qui rappelle celui de certains aliénés. Ces infortunés toujours en
pleurs, donnent à chaque instant les signes du plus violent désespoir.
Les extatiques arrivaient, par degrés, à suivre toutes les phases de la
Passion, à s'identifier avec les souffrances du Sauveur, de façon à assister en
esprit aux diverses scènes qui avaient marqué sa mort. On raconte dans la vie
de plusieurs des stigmatisés qu'il leur était donné de voir en extase tous les
actes de la Passion. Agnès de Jésus, en assistant mentalement
à ces tableaux émouvants, partageait si vivement les douleurs physiques et
morales dont elle était témoin, qu'elle les ressentait successivement. C'est
aussi ce qui est rapporté de Jeanne de Jesu-Maria de
Burgos : depuis le mercredi jusqu'au vendredi soir, elle tombait dans
une extase durant laquelle passait devant ses yeux toute l'histoire des
souffrances du Christ, qu'il lui était donné de partager, et vingt ans ces
extases contemplatives se reproduisirent chaque semaine. Cette extatique
répétait en gestes et en esprit l'exercice de dévotion connu sous le nom de Chemin
de la Croix, et prenait, les unes après les autres, les diverses poses du Christ, indiquées dans les stations. Marie de Morel, l'une des stigmatisées du Tyrol,
qui médite sans cesse sur la Passion, en est
absorbée pendant ses extases ; elle assiste
avec ravissement à ces représentations imaginaires.
Mais les plus célèbres des visions de ce genre sont celles d'Anne-Catherine
Emmerich, qui forment un véritable supplément à
l'Evangile. Elles ont été recueillies dans un livre qui a eu plusieurs éditions
et qui est encore lu avidement par bien des catholiques. Sans doute, le
rédacteur a prêté son style à la religieuse augustine de Dulmen ;
mais il n'est point impossible qu'elle ait elle-même décrit, d'une façon aussi
circonstanciée et aussi pittoresque, les tableaux qu'elle avait sous les yeux
et qui n'étaient que le reflet des images et des lectures dont sa tête était
remplie. Sous l'empire de l'extase, comme dans quelques affections nerveuses,
on observe un ravivement de la mémoire et une
exaltation des facultés imaginatives qui communiquent aux malades une certaine
éloquence et rendent présents à l'esprit une foule de choses et de faits qu'il
avait en apparence oubliés ; on voit la même
chose se reproduire dans le rêve de somnambulisme naturel et divers genres de
folies. Le fait observé chez Catherine Emmerich
apparut avant celui des stigmates, puisque nous voyons un pieux Écossais du nom
de Walten, mort en 1214, et qui a eu les honneurs de
la canonisation, assister dans ses extases à la représentation de la Passion : raptus
in spirituvidit vir sanctus
seriatim dominicam Passionem reproesentari coram oculis suis, disent les actes conservés par les
Bollandistes (Acta sanctor., III, Aug., p. 264).
Les voyages en pensée dont il est
parlé dans la vie d'autres extatiques sont de même les effets d'une
contemplation vive d'images et de tableaux de la nature que la mémoire surexcitée
déroule à l'esprit : tel est le cas de sainte Lidwine, qui croyait se rendre en
terre sainte sous la conduite de son ange gardien, tandis qu'elle demeurait
immobile, et celui de Marie d'Agreda, qui, désirant la conversion des habitants
du Mexique, se transporta mentalement dans ces
lointains pays.
Dans les exemples que nous
rapportons, il est à noter que ce sont toujours les femmes qui dominent. Le
nombre des stigmatisées connues est presque décuple
du chiffre des hommes qui reçurent cette faveur. On cite cependant le nom de
quelques hommes auxquels toutes les grâces de la stigmatisation furent
accordées en grande abondance. Ainsi, Benoît de Reggio,
capucin de Bologne, vers 1602, au moment où il
méditait sur les souffrances de la Passion, sentit les épines de la couronne du
Christ lui percer le crâne ; les blessures s'ouvrirent, et,
dans ce moment, il fut embrasé d'un tel amour divin, qu'il fallut couvrir de linges
mouillés son corps que la sueur inondait.
Charles de Sazia, simple frère lai, auquel on
doit divers ouvrages mystiques, fut pris, durant la
messe, au moment de l'élévation, d'un accès d'extase. Il vit s'échapper de
l'hostie une flèche de feu qui imprima les stigmates sur son corps, à la
manière d'un fer chaud, et lui fit ressentir toutes les horreurs des
souffrances que Jésus avait successivement éprouvées. Ces souffrances accompagnèrent aussi durant sa vie un frère mineur de
Perpignan, Angèle Pelza, dont le coeur
fut trouvé après sa mort, au dire de l'acte de canonisation, percé de la même
blessure miraculeuse, qui fit expirer Jésus sur la
croix, et l'on alla jusqu'à raconter que le coeur de divers stigmatisés était percé à jour. M. J. Goerres a rapporté sérieusement des exemples de ce miracle.
On le trouve notamment relaté dans la vie d'Angèle del
Paz de Perpignan. Son coeur, dit l'acte de
canonisation, était percé d'une blessure miraculeuse. La clarisse Cécile de
Nobili, qui vivait à Nucéria, en Ombrie, vers 1655,
éprouvait, depuis son enfance, les palpitations les plus violentes et des constrictions de coeur qui
finirent par l'enlever dans sa vingt-cinquième année. Le nécrologe de saint
François rapporte qu'on trouva dans sa poitrine, au voisinage du coeur, l'empreinte d'un coup de lance. Une légende analogue
court sur Martine d'Arilla. Chez Marie de
Sarmiento, ce fut un séraphin qui lui ouvrit le côté et lui communiqua le
mystérieux stigmate du vulnus divinum, comme disent les théologiens. Ce fut en face
d'une image de saint Laurent, étendu sur son gril, que la soeur
Angela della Pace sentit son côté s'ouvrir et reçut
le même stigmate. Enfin, suivant les légendaires, la clarisse Marguerite
Colonna, Mariana Villana, Claire de Bugny, du tiers ordre de Saint-Dominique, portaient aussi
au côté la plaie sanglante. Rappelons ici ce que nous avons dit plus haut, que,
si l'on en croit le biographe de sainte Claire de Montefalco,
on voyait gravés sur son coeur la figure de la
Sainte-Trinité et les instruments de la Passion.
Outre les stigmates commémoratifs des
souffrances de la Passion, plusieurs extatiques présentaient, sur d'autres
parties du corps, des empreintes dans lesquelles l'imagination prétendait
distinguer des figures symboliques de croix, des images du Sauveur. A la mort
de Jean Yepès, dit Jean de la Croix, on crut voir sur
son propre corps, exposé dans un monastère de Ségovie, les figures du Sauveur,
de la Vierge, des anges et des saints. Cette merveille fut proclamée à Rome le miracle
des miracles. Cependant elle n'existait pas pour tout le monde, et beaucoup
d'yeux tentèrent en vain de jouir de la vision. Mais, sans chercher si loin et
sans s'appuyer sur des faits douteux, une stigmatisée contemporaine, madame Miollis, de Villecroze, dans le
département du Var, présente à la fois les stigmates de cinq paies, la couronne
d'épines et une croix de sang sur la poitrine.
L'accroissement graduel du nombre des
stigmatisés, l'apparition de ce miracle dans les
couvents où la vie de saints mystiques forme la
lecture habituelle, sont une preuve évidente de l'influence de l'exemple. La stigmatisation,
de même que l'extase, de même que les hallucinations religieuses, devenait une
sorte de contagion. C'est ce que l’on avait observé pour certaines aberrations
de la vie ascétique et mystique chez les Pères du désert de l'Égypte, chez les Flagellants au XIIIe siècle, et chez
les Trembleurs de la vieille et de la nouvelle Angleterre. Les Convulsionnaires de Saint-Médard
avaient commencé par être huit ou dix, et au bout de deux ans on en comptait plus de huit cents. Au
Tyrol, où le souvenir de Jeanne-Marie de Roveredo
s'était conservé, la stigmatisation prit un plus grand développement
qu'ailleurs, et, depuis une cinquantaine d'années, on en a vu
paraître trois qui ont
fait l'édification des âmes
pieuses : Crescentia Nieklutsch,
de Tcherms ; Maria de Moeri,
de Kaltern, et Maria Domenica
Lazzari, de Capriana.
Les stigmates de saint François
n'avaient pas tardé à devenir l'objet d'un culte spécial qui contribuait à propager chez les fervents catholiques des phénomènes mystiques de la même nature que ceux
qui avaient accompagné leur
première apparition.
Les cinq plaies du Sauveur étaient devenues le sujet d'une dévotion particulière mise en vogue par sainte Gertrude.
En 1594 un chirurgien de Rome, nommé Pizzi, fonda une confrérie en l'honneur des stigmates de
saint François. Les débuts en furent assez modestes. Mais la popularité du
miracle dont retentissaient tous les cloîtres, fit prendre bientôt à la congrégation une extension considérable. Les hauts
dignitaires du clergé, les prélats, les membres des plus nobles familles
tinrent à honneur d'en faire partie. L'archiconfrérie des stigmates de saint
François se procura, on ne sait comment, des gouttes du sang précieux qu'avaient répandu les plaies du grand
docteur plus de trois cent cinquante ans auparavant, et, à la procession
solennelle qui avait lieu le jour de la saint Matthieu, on portait ce sang dans
une fiole. Une pareille solennité était bien de nature à entretenir une foi
vive aux stigmates, surtout dans un pays où les croyances agissent moins par
leur caractère moral et leur valeur dogmatique, que par la pompe dont elles
s'entourent et l'éclat qu'elles jettent aux yeux.
Sans doute, ce fut l'effet d'une
grâce divine qui valut à saint François l'insigne honneur des plaies du
Sauveur. Mais c'était en même temps une cruelle épreuve, puisque les stigmates
sont achetés au prix de grandes souffrances. Quel acte de repentir et
d'expiation peut être plus efficace que celui où l'on répète sur soi-même la
Passion de Jésus ? Lors donc qu'on pouvait ne pas espérer être assez
distingué de Dieu pour obtenir la faveur des stigmates, on devait du moins
s'efforcer d'attirer sur soi les douleurs du crucifiement, puisque c'était
l'acte le plus solennel de pénitence. Cette idée, qui avait déjà dû se
présenter à des âmes pieuses avant le miracle du mont Alverne,
fit des progrès, surtout dans des pays où la tendance au mysticisme est plus
prononcée, en Espagne et en Italie. La vie de divers mystiques nous fournit des
exemples de ces pénitences terribles dans lesquelles l'extatique figure sur
lui-même le supplice du crucifiement. Agnès de Jésus vit un jour lui apparaître
un ange qui lui ordonna de se préparer à souffrir des douleurs plus grandes que
jamais n'en avait éprouvé aucune créature, et le soir du même jour, lorsqu'elle
était couchée, le Dieu crucifié lui apparut inondé
de sang. Soudain elle fut dominée d'une forte détermination de reproduire sur
elle-même le supplice qu'elle voyait infligé à son Dieu. Elle étendit ses bras,
plaça ses pieds connue si elle avait été mise en croix ; puis, s'imaginant sans
cloute ressentir la douleur du coup de lance, elle poussa un cri violent qui
fit accourir les autres religieuses dans sa cellule. Celles-ci la trouvèrent en
proie à cette extase douloureuse « O mes chères soeurs,
s'écria Agnès, priez pour moi, car mes souffrances dépassent mes forces. »
On alla en toute hâte quérir son confesseur, et,
après avoir beaucoup pleuré, elle revint à elle-même, et fut en état de
recevoir la communion. Une religieuse du tiers ordre de Saint-Dominique, Jeanne
de Carniola, qui, dès son enfance, avait manifesté
des dispositions extraordinaires pour la piété et
une tendance toute particulière vers le mysticisme, étant, un jour de vendredi
saint, à méditer sur les souffrances du Sauveur, prit tout à coup la pose du
Christ en croix, et demeura ainsi quelque temps dans un état de roideur
cataleptique. Cette religieuse d'Orviète ressentait
si vivement, en esprit, les souffrances des martyrs, que chaque jour elle
s'identifiai avec celui dont la fête était célébrée, éprouvant mentalement les
mêmes angoisses que lui. Un jour de Saint-Pierre, ses soeurs
la trouvèrent dans la pose d'un crucifié, la tête en bas, comme le
saint apôtre dans son martyre. Aujourd'hui encore,
en Italie, il n'est pas rare de rencontrer dans les églises et les chapelles
des cloîtres des femmes qui prennent en priant la position du Christ sur la
croix : elles étendent les bras, inclinent la tête et se frappent de façon à
faire éprouver à leurs membres les douleurs du percement des clous. Ainsi
immobiles, elles finissent
par tomber dans une extase cataleptique. M. Th. Gautier rapporte, dans son Voyage
en Espagne, qu'il trouva une extatique de ce genre à l'église
Saint-Jean-de-Dieu de Grenade : elle avait les bras
étendus et en croix, roides comme des pieux; sa tête était renversée en
arrière, ses yeux retournés ne laissaient voir que le blanc ; ses lèvres
étaient bridées sur les dents, sa face était luisante et plombée. M. Aug. de Saint-Hilaire raconte dans son Voyage au
district des diamants, au Brésil,
qu'une extatique qu'il vit dans la Sierra da Piedade,
et du nom de soeur Germaine, prenait tous les
vendredis l'attitude du Christ en croix. Ses membres se raidissaient, ses bras
se croisaient ; elle demeurait souvent
quarante-huit heures dans cet état de rigidité cataleptique. Les médecins ont
noté plusieurs cas de catalepsie extatique dans lesquels les malades, sous l'empire d'une préoccupation religieuse,
affectaient la pose du Christ en croix. Telle était, par exemple, une jeune
fille de treize ans, qu'observa au milieu du siècle dernier, dans les environs
d'Alais, le docteur Privat. Dans ses crises, elle
étendait ses bras en croix, d'une minute à l'autre, et s'écriait en
patois : « Jésus ! Jésus ! Ouvrez-moi les portes du
paradis ! » Un cordonnier de Venise, nommé Mathieu Lovat, tomba, au
commencement de ce siècle, dans un accès de frénésie religieuse, et alla
jusqu'à se crucifier réellement avec des clous, mais les temps avaient
changé ; le pauvre extatique fut reconnu pour un fou. On le guérit de ses
blessures ; toutefois il finit par mourir d'étisie. Plusieurs
convulsionnaires prenaient aussi dans leurs accès la pose du crucifix et
simulaient les douleurs de la Passion. Ce genre de délire avait été également
inspiré par les pénitences absurdes qu'infligeaient certains prêtres à ceux
dont ils dirigeaient la conscience. Au siècle
dernier, Bonjour, curé de Fareins, crucifia une
fille, en présence de quinze à seize personnes, et cette malheureuse dut se
rendre à Port-Royal, pieds nus, avec des clous dans les talons.
Sous les apparences
d'une résignation profonde aux volontés de Dieu, il y avait chez tous ces
extatiques un sentiment d'orgueil. Répétant sur eux le supplice de la Passion,
ils s'offraient de nouveau en victimes expiatoires pour les péchés des autres,
et croyaient ainsi s'élever aux mérites du Christ. Ce titre de
victime expiatoire, non-seulement assurait leur salut, mais les proposait
encore à l'admiration de tous comme des trésors de grâce et des vases
d'élection. L'idée de devenir une victime d'expiation troubla le cerveau de
plusieurs mystiques. On la retrouve dans les visions d'un assez grand nombre de
dévotes des XVI° et XVII° siècles. Marie de l'incarnation se voyait parfois
plongée dans des flots de sang, qu'elle reconnaissait pour être celui de
Jésus-Christ, versé, disait-elle, à cause des péchés qu'elle avait commis. Et
alors elle s'offrait pour être immolée en sacrifice à la place de son Sauveur.
Catherine de Bar, qui prit le nom de mère Mathilde et qui était née à
Saint-Dié, en Lorraine, en 1619, fonda à Rambervillers, quarante ans après, en
1659, un nouvel ordre monastique sous la règle de saint Benoît modifiée, avec
le titre de Religieuses adoratrices perpétuelles du
Très-Saint-Sacrement de l'autel. Le caractère propre de ces religieuses était
de se donner comme des victimes en réparation des outrages faits à Jésus-Christ
dans l'Eucharistie, répétition journalière de la Passion.
L'influence que cet ordre singulier exerce sur quelques femmes d'un esprit
faible fut très remarquable. Les victimes s'imposaient des rigueurs, des
pénitences extraordinaires, et affectionnaient les
actes ascétiques qui figuraient les horreurs de la Passion. Quelques dévots attachèrent une grande vertu à cette répétition de ce
sacrifice, offert en expiation de nos crimes. Un certain Desmarets-Saint-Sorlin, soutenu par les jésuites, proposa sérieusement une
armée de 140 000 victimes pour combattre les jansénistes de Port-Royal
et renverser toutes les citadelles du diable !
L'enthousiasme qui faisait croire aux
Franciscains à un second avènement de Jésus-Christ,
dans la personne de leur fondateur, et les mettait
ainsi sur la pente d'une nouvelle religion différente du christianisme, se
reproduisit, vers 1732, à propos des victimes.
Des rêveurs débitèrent que le second retour de Jésus-Christ serait
précédé de l'immolation de victimes, dont le sang mêlé à celui du Sauveur
apaiserait la colère divine. La plus célèbre des femmes qui donnèrent dans ces
extravagances est mademoiselle Brohon, morte à Paris
en 1778. Cette visionnaire avait, comme sainte Catherine de Sienne, sainte
Thérèse et d'autres mystiques connues, un mérite de style. Elle n'entra point dans l'ordre qu'avait fondé
Catherine de Bar, mais ayant vécu longtemps en Lorraine, où les bénédictines du
Saint-Sacrement étaient alors fort nombreuses, elle
subit l'influence de ses idées. Elle parvint à exercer un véritable empire sur
des gens distingués, et elle occupa de ses hallucinations et de ses prétendues
prophéties une foule de membres du clergé et des personnes de la haute société. Ses visions avaient la
plus grande analogie avec celles des stigmatisés. Un jour elle voyait
Jésus-Christ lui montrer la plaie de son côté, en lui disant :
« Voilà ton tombeau, ton lit nuptial, ne me cherche plus sur la croix : je
t'ai cédé cette place; je ne serai plus crucifié, mes victimes le seront pour
moi. » Une autre fois, Jésus lui communiqua le calice d'amertume qu'il a
bu sur le Calvaire. Mademoiselle Brohon représente le
côté allégorique et métaphysique des idées dont, vers la même époque ou un
demi-siècle plus tard, Colombe Schanolt, morte à
Bamberg en 1787, Madeleine Lorger, morte à Hadamar, en 1806, Anne-Catherine Emmerich, à Dulmen, quinze ans plus tard, présentaient le côté
physique.
Dans le midi de la France, la
propagation des mêmes idées fit apparaître dans la Provence une stigmatisée,
celle de Villecroze, madame Miollis,
et l'histoire de Rose Tamisier ne semble pas
étrangère à ces influences. Quant à l'Italie et à l'Espagne,
le mysticisme y avait toujours régné, et nous ne nous étonnerons pas de
rencontrer encore au commencement de ce siècle, à Ozieri,
en Sardaigne, une stigmatisée, Rose Cerra, religieuse
capucine.
II
Les exemples de stigmatisation sont
donc assez fréquents dans l'histoire du mysticisme. C'est un phénomène
surprenant, mais qui s'est reproduit dans des pays si nombreux, à de si courts
intervalles, qu'il est difficile de le révoquer en doute. A la mort
de saint François, plus de cinquante religieux purent toucher de leurs mains
sur le cadavre du grand docteur l'empreinte mystérieuse
des cinq plaies ; le pape Alexandre IV et plusieurs cardinaux
déposèrent de ce miracle comme témoins oculaires. Le célèbre Pic de la
Mirandole vit lui-même l'empreinte de la couronne
d'épines que portait sur son crâne sainte Catherine de Raconisio,
et il nous en a laissé une description. C'était une sorte de sillon qui faisait
le tour de la tête et dont la profondeur était assez grande pour que le doigt
d'un enfant pût y entrer. Les bords étaient relevés en un bourrelet
charnu qui répandait du sang et causait à la sainte les plus vives douleurs.
Pierre de Dacie nous donne de la couronne d'épines empreinte sur le front de
Christine de Stumbelen une description analogue. On
pourrait douter de l'exactitude de ces témoignages qui datent d'une époque de
crédulité. Mais au commencement de ce siècle, en 1813, le célèbre comte de Stollberg visita Anne-Catherine Emmerich, et nous a laissé
une description de ses stigmates, description qui est d'ailleurs
confirmée par la relation qu'un médecin a publiée dans un journal de Salzbourg,
des phénomènes observés chez cette extatique. Voici maintenant ce qu'un
voyageur prussien, éclairé et non prévenu, M. E. de Hartwig,
nous rapporte dans ses Lettres sur le Tyrol, publiées à Berlin, en 1846,
des deux stigmatisées de cette contrée : Marie de Moerll,
religieuse du tiers ordre de Saint-François, a été marquée
des stigmates au commencement de l'année 1834. Le sang coule
quelquefois de ses plaies le vendredi, mais surtout pendant
la semaine sainte et le jour de la fête des Stigmates de saint François. Ces
plaies ont pu être vues de tout le monde ; car les étrangers ont été longtemps admis,
sans aucune difficulté,
à la visiter. L'addolorata
de Capriana, Maria Dominica
Lazzari, porte les stigmates non-seulement aux mains, aux pieds et au
côté ; mais elle porte encore sur le front l'empreinte de la couronne
d'épines. Un ecclésiastique distingué, M. l'abbé de Cazalès, a vu et
touché ses plaies. Enfin, plusieurs contemporains
ont aussi attesté l'existence des stigmates de l'extatique de Tcherms, Crescenzia Nieklutsch, dont la stigmatisation s'opéra en 1835, et qui
présente aux quatre membres, au front et au côté, des empreintes
sanguinolentes.
On a, du reste, publié divers écrits
sur les stigmatisées contemporaines, entre lesquels
nous citerons ceux de MM. L. Boré et l'abbé F.
Nicolas. Il est facile de se les procurer ; et si le caractère respectable
des auteurs de ces écrits permettait de mettre en doute leur véracité, on ne
pourrait supposer qu'ils se fussent exposés à recevoir un démenti facile.
Nous devons cependant faire remarquer
que la crédulité des personnes pieuses qui ont visité les extatiques du Tyrol
et les extatiques de la même famille, que l'imagination des biographes
ont pu fort exagérer le miracle des stigmates. Ce que nous savons de la
stigmatisation de saint François nous en est bien la preuve. C'étaient de
simples ulcérations ; mais bientôt, afin de rendre la merveille plus
grande, on avança que les têtes des clous se voyaient bien marquées aux
extrémités, au dedans des mains et au-dessus des pieds, et que les pointes, repliées de l'autre côté, étaient enfoncées dans la chair.
Des esprits disposés au merveilleux se hâtaient de crier au miracle, et trouvaient à de simples boutons, à des furoncles ou à des excroissances naturelles, une analogie avec les plaies du
Sauveur. Ne vit-on pas à Ségovie le corps du bienheureux Jean de la Croix,
devenir, en 1591, le sujet de pareilles visions ? Les fidèles s'imaginaient voir apparaître sur son cadavre des figures miraculeuses de crucifix, d'anges, de vierges, de
colombes, images que de plus clairvoyants déclaraient ne pas apercevoir du
tout ; ce qui n'empêcha pas à Rome de proclamer ce fait le Miracle des
miracles. A la ruse et à la fraude se joignirent aussi très certainement l'illusion et le goût du merveilleux, non du
stigmatisé, mais de ceux qui le contemplaient.
Entre beaucoup de ces
extatiques qui ont si fort excité la dévotion des fidèles, à une époque de peu
de lumières et d'universelle crédulité, et certains
monomanes religieux qui sont aujourd'hui traités dans les asiles et les maisons
de santé, il n'y a, en vérité, qu'une bien petite distance à franchir. Quand on
lit de sang-froid la relation qui nous a été donnée des visions, des sensations
étranges, des phénomènes bizarres dont ces personnages
étaient incessamment assaillis, il est impossible de n'y pas reconnaître une
véritable maladie mentale, développée à la suite d'extases répétées,
d'abstinences prolongées, de rigueurs et de pénitences infligées au corps sans
modération, de façon à déranger tonte l'économie, de méditations obstinées sur
les faits surnaturels qui finissent par tourner en idée fixe. Sainte Gertrude, sainte Rose de Lima, Jeanne le Royer, dite soeur de la Nativité, sont dans ce cas ; mais la folie
est encore bien plus manifeste chez une des stigmatisées des plus
célèbres : sainte Christine de Stumbelen, morte
en 1312, et qui reçut à la fois les stigmates de la croix et ceux de la
couronne d'épines. Cette visionnaire croyait éprouver, toutes les nuits, les
peines du purgatoire, absolument comme, plus tard,
on vit la jeune Anne-Catherine Emmerich se croire en commerce avec les âmes qui
habitaient ce triste séjour. Il semblait à Christine qu'on lui entrait des clous aigus dans le corps ; elle
s'imaginait que les démons l'enchaînaient et la plongeaient dans la poix bouillante ;
elle entendait leurs éclats de rire infernaux et se sentait martelée
par eux. Elle voyait des cadavres d'où s'échappaient
des vers, des serpents, des crapauds, que des diables, disait-elle,
plaçaient sous ses yeux. Ces animaux impurs venaient lui mordre le nez, les
oreilles, les lèvres et jusqu'à ces parties du corps qu'ils dévorent
sur les bas-reliefs de l'abbaye de Moissac. Elle sentait ces hideux reptiles pénétrer en sifflant dans ses parties les plus
secrètes, et était infectée par l'odeur effroyable que les démons répandaient
autour d'elle.
Il est impossible de s'y
méprendre, la sainte était ici en proie aux accès les moins équivoques d'hystérie
et d'aliénation mentale. Nous retrouvons aussi chez elle cette succession de
sentiments opposés, ces accès d'amour violent, ces sécheresses et ces dégoûts
profonds dont se plaignent la plupart des femmes mystiques,
et qui, dans ce sexe, sont un des caractères, un des symptômes des désordres
nerveux. Anne-Catherine Emmerich,
qui était généralement remplie d'un vif
sentiment de charité pour tous les hommes et consacrait sa vie à expier leurs
péchés, se trouvait parfois saisie d'aversions
insurmontables et non motivées ;
et ce qui achève de prouver la perturbation mentale, c'est qu'elle
accusait, comme certains fous, une personne
invisible d'être toujours présente devant elle, remplie à son égard de
toutes sortes de mauvaises dispositions, quoiqu'elle n'eût jamais entretenu avec
cet inconnu des rapports d'aucune sorte. De pareilles visions, accompagnées d'hallucinations des sens, se
rencontrent à peu près chez toutes les stigmatisées, et leur état fut si
maladif, qu'on les prit plus d'une fois pour des folles, et qu'en conséquence
on les exorcisa. La bulle de canonisation de sainte Marguerite de Cortone,
émanée du pape Benoît XIII, déclare que cette sainte, rendue participante des
douleurs de Jésus Christ, conformément à ses ardents désirs, était quelquefois
aliénée de ses sens, et tombait dans un état pareil à celui de la mort. Dans
une de ses extases, on vit cette fille grincer des dents, se rouler et se
replier comme un ver, au milieu de l'église même, en
présence d'un grand concours de peuple, si bien qu'on la tint pour une
possédée. Durant cet accès d'épilepsie, Marguerite assistait en pensée à
la scène de la Passion. Saint Jérôme, dans une de ses lettres où il nous décrit
le voyage de sainte Paule en Palestine, cite des convulsionnaires pareils qu’on
rencontrait au tombeau des prophètes et des patriarches. Maria de Moerll, l'extatique de Kaltern,
est attaquée depuis sa jeunesse d'une maladie
nerveuse et d'accès hystériques. En 1833, elle présentait les
phénomènes les plus bizarres et les plus maladifs :
des clous, des aiguilles, des morceaux de verre, qu'elle avalait
dans des accès de délire, et à son insu, lui sortaient ensuite par diverses
parties du corps. On l'exorcisa, et elle fut, dit-on, délivrée de ces
apparitions démoniaques. N'y avait-il pas de plus, dans ce dernier fait,
quelque fraude ? Quant à moi, j'incline à le penser. On découvre bien
souvent chez ces extatiques, et tel était le cas
pour les convulsionnaires, des supercheries
auxquelles elles ont recours, dans le but d'augmenter l'étonnement
du public et d'accroître ainsi leur réputation de sainteté. Que de fois les
confesseurs de ces filles ont été dupes de leurs jongleries, tout comme les
magnétiseurs le sont fréquemment de leurs
somnambules ! On pourrait citer bien des exemples de ces mystifications
pieuses dont ont été victimes les personnes les plus graves. Nous rappellerons
à ce sujet la fameuse demoiselle Rose, dont l'histoire nous est racontée par
Saint-Simon. Cette béate à extases et à visions en avait imposé à beaucoup de
gens et des plus distingués ; elle passait pour avoir opéré des miracles,
et il circulait sur son compte les choses les plus merveilleuses ;
l'ascétisme qu'elle affichait était incroyable, et à ces démonstrations de
vertus austères elle joignait une parole empreinte
d'une certaine éloquence. Le cardinal de Noailles, instruit de ses intrigues,
finit par la chasser du diocèse de Paris. Plus anciennement, dans le Traité du
célèbre Gerson, Sur les vérités nécessaires au salut, il est question
d'une femme de Savoie dont le procès fut instruit à Bourg en Bresse. Cette friponne s'était jouée pendant longtemps de la simplicité
et de la dévotion du clergé de son pays ; elle avait dès visions, elle tombait dans de fréquentes extases, durant lesquelles elle
entrait, comme Anne-Catherine Emmerich, en commerce avec les âmes du
purgatoire. A force de prières, elle obtenait tous les jours la délivrance de quelques-unes de ces âmes. Deux
charbons qu'elle déposait sur son pied l'avertissaient, par les douleurs vives
qu'ils lui faisaient éprouver, toutes les fois qu'une âme se rendait en
enfer : De même que la plupart des extatiques, cette fille s'était soumise
à une abstinence extraordinaire, et
l'examen circonstancié qu'on fit d'elle, prouva qu'elle était en proie à une
maladie nerveuse et attaquée d'épilepsie. Aussi le chancelier de l'Université
de Paris, qui avait reconnu, par sa propre expérience, que beaucoup de ces
visionnaires et de ces extatiques n'étaient autres que de rusées
monomanes ou des intrigantes sujettes aux vapeurs, écrivit-il un traité Sur
la distinction des vraies et des fausses visions. Il y propose une théorie,
fort savante pour le temps, des hallucinations,
et y fait des réflexions judicieuses sur les effets du jeûne, de
l'abstinence, de la maladie et des nerfs dans la
production des visions. L'idée de simuler sur son
corps ces mêmes plaies que le Christ reçut au Calvaire
était déjà venue à un imposteur, deux ans avant le miracle du mont Alverne. En 1222, on avait condamné, au concile d'Oxford,
comme faussaire, un personnage qui portait empreints aux pieds, aux mains et au
côté, les stigmates de Jésus-Christ. Personne n'a oublié la fameuse affaire de
Rose Tamisier, qui occupa un tribunal de Vaucluse au mois de septembre 1851.
Rose était, depuis longtemps, connue par sa vie mystique, et sa physionomie
rappelle d'une manière frappante ce qui nous est dit des extatiques stigmatisées.
Elle portait sur la poitrine des stigmates qui rendaient du sang, imprimaient
sur le linge qu'on y appliquait des images mystérieuses, et, au dire même du
curé de Saignon, y dessinèrent un jour une figure de
la Vierge. Toutes les circonstances de cette affaire curieuse ont dénoté en
Rose Tamisier ce mélange de dévotion, de ruse, d'intrigue et d'exaltation qu'on retrouve chez d'autres mystiques bien
célèbres madame Guyon, Marie Alacoque, madame de Krudner, sans compter mademoiselle Brohon,
dont il a déjà été question, et cette fameuse voyante de Prevorst,
Frédérique Hauffe, qui avait persuadé à Kerner
qu'elle parlait la langue du temps des patriarches,
mystifia Mayer, Eschenmeyer et J. Goerres.
C'est le cas d'appliquer le proverbe espagnol : Medio de loco y medio de
picaro.
Il faut donc accorder une certaine
part à la fraude dans le fait de la stigmatisation. Entre les extatiques qui
viennent d'être citées, peut-être s'en trouvait-il
aussi qui s'étaient fait elles-mêmes, sans le savoir, dans des accès de délire,
les stigmates qu'elles portaient; et, en agissant
ainsi, elles s'imaginaient vraisemblablement exécuter la volonté de Dieu, ou
même, jouets d'une hallucination, être marquées de
ces stigmates par l'action des rayons célestes. Il n'est pas rare de voir des
aliénés, en proie à des monomanies religieuses, supposer que les objets qu'ils
ont entre les mains leur ont été remis par des personnages surnaturels, ou qu'ils
en ont reçu des blessures, des coups, des empreintes, qui ne sont dues qu'à la
maladie ou à leurs propres égratignures. C'est déjà ce qu'avait signalé dans
l'antiquité Arétée de Cappadoce.
« Certains fous, dit ce médecin grec, se font des blessures, croyant, dans
leur pieux délire, que les dieux exigent d'eux ce sacrifice. » La
supposition que les stigmates ont été souvent l'oeuvre
des stigmatisés eux mêmes, trompés par une hallucination,
est d'autant plus admissible, que nous venons de voir, constatés chez eux, les
symptômes de l'hypochondrie, de l'hystérie, des maladies nerveuses les mieux
caractérisées et jusqu'à de la folie. M. E. de Hartwig,
lorsqu'il vit l'extatique de Kaltern, la trouva dans
un état de catalepsie complète. Ses yeux étaient fixes et sans mouvement ;
ses mains étaient croisées sur la poitrine, suivant la manière de prier du
Tyrol ; ses doigts très serrés les uns contre les autres, et son corps
demeurait inclinés en avant, dans la posture la moins naturelle et la plus
incommode. Après l'avoir considérée un quart d'heure, le voyageur
allemand remarqua en elle des mouvements convulsifs qui furent suivis d'une
sorte de râle dont l'intensité allait s'augmentant.
Marie de Moerll restait presque constamment dans cet
état de crise dont prétendait cependant pouvoir la tirer son confesseur, le P. Capistran ; c'était un moine qui offrait les dehors d'un
véritable ascète de l'Orient, et qui exerçait sur elle, depuis 1533, un empire
absolu très analogue à celui que les magnétiseurs prétendent avoir sur leurs
somnambules. Quand l'extatique cessait d'être plongée dans cette demi-insensibilité,
elle ne parlait à personne, hormis au P. Capistran,
et son intelligence semblait être tombée dans un
état voisin de l'enfance ; car elle n'avait d'autre occupation, pendant
ses retours à la vie externe, que de jouer avec des tourterelles.
La stigmatisation est donc l'effet
d'une maladie, d'un trouble général de l'économie. C'est la
conséquence d'un dérangement mental dû à une surexcitation de la contemplation
religieuse, aux abus de l'abstinence et de l'ascétisme chez des
constitutions déjà prédisposées aux désordres de l'innervation. Or,
dans toutes les aliénations mentales, le moral exerçant une action puissante
sur le physique, les idées réagissent sur les organes et y portent, pour ainsi
dire, la perturbation à laquelle elles sont en proie. Les personnes à
imagination vive, à constitution nerveuse délicate,
sont beaucoup plus aptes à présenter ces réactions du moral
sur le physique. On a vu bien souvent des maladies contractées
ou guéries sous l'empire d'émotions profondes, d'espoirs ardents ou de craintes
terribles. Les cures nombreuses qui se sont opérées et s'opèrent encore dans
les pèlerinages, près des reliques ; celles qu'on obtient quelquefois par
l'attouchement d'amulettes ou la récitation de certaines paroles ; celles
dont !es anciens furent redevables à leurs oracles, tout comme celles qu'obtinrent
des charlatans du nom de Valentin Greatrakes, Gassner et Cagliostro, sont de cet ordre.
C'est à cette classe de
phénomènes dus à l'action du moral sur le physique que paraît appartenir la stigmatisation.
On a vu des individus s'imaginer en rêve recevoir des blessures, des coups ou
être frappés de maladie, et le lendemain, à leur réveil, ou quelques
jours après, sous l'empire de cette persuasion, des ulcérations ou des traces d'inflammation se montraient sur
les parties de leur corps qu'ils supposaient avoir été atteintes.
Les solitaires de la Thébaïde et quelques visionnaires faisaient voir sur leur
peau les marques rougeâtres qu'avaient laissées le fouet du démon ou de l'ange
qui les avait châtiés. Sous l'influence de l'imagination, par un effet de l'attention, le sang se
portait à l'endroit où le visionnaire se croyait frappé. M. Necker, dans son
curieux travail sur la chorée, nous apprend que les prétendues cicatrices
laissées par les morsures supposées de la tarentule, changeaient de couleur,
lors des accès nerveux. Le célèbre physiologiste Burdach
note que l'on vit un jour une tache bleue sur le corps d'un homme venant de
rêver qu'il avait reçu une contusion en cet endroit. De même, ceux qui
s'imaginaient avoir été lutinés pendant leur sommeil par un démon succube,
montraient, comme preuve de la présence de cet incommode camarade de lit, des
taches violacées dues à l'afflux du sang, et que les auteurs qui ont écrit sur
la démonologie ont désignées sous le nom de sugillationes.
Lorsque les convulsionnaires prenaient, au tombeau du diacre Pâris, la pose
du Christ sur la croix, on voyait souvent leurs extrémités devenir rouges, la
paume de leurs mains s'enflammer, une sorte de stigmate passager accompagner
cette mauvaise parodie de la Passion. Il a suffi que les extatiques portassent habituellement leurs pensées sur ces plaies
tant désirées pour que le sang y affluât. C'est ce qu'avait déjà supposé, au
XVI° siècle, Pierre Pomponat, lorsqu'il admettait que
les stigmates de saint François étaient un effet de
l'ardeur de son imagination. Et telle est aussi
l'explication à laquelle s'est arrêtée un des plus savants théologiens de
l'Allemagne, M. A. Tholuck, dans un traité spécial
sur les miracles de ce genre. On n'a besoin souvent
que de concentrer son attention sur une partie de son corps, avec l'idée qu'on
en souffre, pour y faire naître une véritable douleur, et cela a d'autant plus
facilement lieu, qu'on est plus disposé à l'hypochondrie ou qu'on est sujet aux rhumatismes
et à la névralgie. Certaines personnes parviennent à déterminer des
fourmillements dans les doigts ou d'autres parties de leur corps en y fixant
leur pensée. Un médecin anglais distingué, le
docteur Elliotson, a recueilli un assez grand nombre
de faits de ce genre. Que ce soit de la même façon que les stigmates
se produisent, c'est ce qui résulte du témoignage même des stigmatisés. Ces
derniers nous apprennent que c'est par une concentration puissante de leur
pensée sur les stigmates, par une application réitérée de la contemplation des
plaies du Sauveur à leur propre corps, qu'ils sont parvenus à en être marqués.
Chez les femmes, le phénomène se
conçoit encore plus facilement, et c'est ce qui
explique pourquoi elles nous en offrent de beaucoup plus nombreux exemples.
Toutes les extatiques sont dans un état de désordre physique qui ne permet pas
aux fonctions régulières de s'opérer ; les sécrétions, les pertes périodiques de sang sont supprimées et prennent, pour
ainsi dire, le cours des stigmates. Tous les médecins savent que la folie est
fréquemment déterminée par la même cause, et lorsqu'une émotion vive ou un
effet physique ont amené la suppression des fonctions périodiques, toute
l'économie est troublée. « Alors, des organes, dit un médecin auquel on
doit un travail sur ce sujet, M. Bouchet, qui, dans l'état physiologique,
n'avaient aucune liaison directe avec le cerveau, lui communiquent, par un rapport sympathique qui s'établit entre eux, leur propre inflammation. » Tel est, évidemment, le cas dans la
stigmatisation. Les phénomènes de l'hystérie et de l'hypochondrie, fréquemment
accompagnés de délire, présentent des formes si bizarres et si multiples,
qu'ils déroutent tous les jours les médecins. Les maladies les plus étranges
sont simulées, la puissance de certaines facultés
physiques ou morales est portée à un degré extraordinaire, et la sensibilité
tellement exagérée ou pervertie, qu'on a pu croire à des sens nouveaux, à la vision par l'épigastre, à la
puissance divinatoire et au don des miracles. Voilà ce qui nous explique
pourquoi des facultés de ce genre sont attribuées aux extatiques comme aux
somnambules cataleptiques. Des personnes dépourvues de critique et de
connaissances médicales, avides de merveilleux et toujours prêtes à admettre ce
qui est eu dehors du sens commun, se hâtent de propager ces prétendus prodiges
qui viennent grossir les livres, et, une fois imprimés, prennent l'autorité
d'un fait. Des hémorragies ont précédé, chez presque tous les stigmatisés,
l'apparition des plaies. Après que le miracle eut été opéré, les pertes de sang
disparurent. Dans les hagiographes, il est plus d'une fois question
d'extatiques qui répandaient du sang. Pour ne citer qu'un fait, la chronique de
Frodoard rapporte à l'au 920 l'histoire d'une toute
jeune fille, nommée Ozanne, du canton de Vézelay,
laquelle était sujette à des visions et demeurait souvent sans mouvement durant
toute une semaine, suant du sang, de façon que son front et sa figure en
étaient inondés. Les détails qu'ajoute le chroniqueur rappellent
d'une manière frappante ce que nous savons de l'extatique
de Kaltern.
Toutefois, le désir
pouvait n'être pas assez puissant ou le désordre de
l'économie assez complet pour que les stigmates se produisissent à l'extérieur.
Un assez grand nombre d'extatiques, parmi lesquels il faut citer Ursule Aguir, de Valence, Hieronyma Caruaglio, Madelaine de Pazzis, Mechtilde de Stanz, Columba Rocasani, etc., éprouvèrent les douleurs du crucifiement ou
de la couronne d'épines sans en présenter les marques. Dans leur délire, ces
extatiques s'étaient imaginées endurer les mêmes tortures que le Sauveur, et,
sous l'empire de cette croyance, des douleurs analogues à celles que
détermine l'hypochondrie persistèrent durant le cours de leur vie. D'autres
extatiques furent plus heureux : ils gardèrent la marque des plaies du Sauveur, sans cependant les présenter toutes. Les uns ne
portaient sur le front qu'une cicatrice
imparfaite de la couronne d'épines. Tel était le cas pour la soeur Catherine Cialina, qui
vivait vers 1619 en Italie, et pour Amélie Bicchieri
de Verceil. La religieuse augustine Ritta de Cassia ne présentait au front que quelques
boutons, bien qu'elle eût éprouvé souvent au pied de la croix les douleurs du
crucifiement. D'autres n'avaient que quelques-unes
des cinq plaies. Le Franciscain Jean
Graio ne reçut qu'aux pieds la marque des clous.
Robert de Malatesta, de la famille princière de Rimini, et qui abdiqua les
grandeurs pour prendre l'habit du tiers ordre de Saint-François,
n'avait été stigmatisé qu'à la
figure ; Blanca Gusman, fille du comte Arias de Lagavedra, n'offrait qu'à un seul pied la divine empreinte,
et les mains n'avaient point été non plus stigmatisées chez l'extatique
Catherine, de l'ordre de Cîteaux.
Par contre, si les
stigmates n'étaient pas complets chez certains
extatiques, ont les trouve plus que complets chez d'autres. Les hagiographes
rapportent de plusieurs stigmatisés qu'ils portaient
sur diverses régions du corps des empreintes tenues pour merveilleuses. La
patiente de Capriana offre aussi sur les reins ces
mêmes ulcérations dont sont marqués ses membres, et la stigmatisée du Var,
madame Miollis, porte sur la poitrine, aussi bien
qu'à la paume des mains et au dos des pieds, des plaies sanguinolentes. Cette
plaie de la poitrine, dans laquelle des gens prévenus ont cru reconnaître la
forme d'une croix, s'observait également chez Anne-Catherine
Emmerich, qui prétendait l'avoir reçue de Jésus-Christ, un jour de la
Saint-Augustin, lorsqu'elle était ravie en extase et les bras étendus. Ce
stigmate laissait couler une humeur incolore et brûlante. Des empreintes du
même genre sont signalées chez d'autres extatiques. Il est probable que si l'on
avait examiné avec attention le corps de tous les stigmatisés, on aurait
retrouvé bien souvent des ulcérations ou des pustules toutes semblables aux
stigmates, répandues sur diverses de ses parties et dues à leur état maladif.
Mais ceux qui cherchaient le miracle, n'ont tenu compte que de ce qui figurait à leurs yeux les plaies du Sauveur.
Une fois cette diapédèse établie,
sous l'influence périodique de la volonté, peut-être aussi des moyens
extérieurs aidant, et, chez les femmes, sous celle des pertes mensuelles, un
afflux de sang revient à des époques régulières. C'est ce qui nous
explique pourquoi les plaies des stigmatisées coulent généralement le vendredi
ou à des fêtes anniversaires qui rappellent le supplice de la Passion. Ces
jours-là, la méditation sur les souffrances du Sauveur est plus exaltée et la
préoccupation mystique plus complète. Nous voyons
que les extatiques qui enduraient les souffrances de
Jésus-Christ, sans en porter cependant tes marques, avaient généralement un
retour de douleur les vendredis.
Ce sont des procédés et des causes du
même genre qui doivent avoir amené les stigmates
chez une extatique dont il est question dans la vie de saint Ignace de Loyola.
Cette fille, qui avait été examinée, vers 1550, par le moine dominicain Reginaud, tombait dans des accès de catalepsie durant
lesquels elle était privée de toute sensibilité ; elle demeurait comme une
morte, bien qu'elle entendît encore quand on l'appelait, et pût, dans ce cas,
revenir à la vie. Elle portait sur son corps les stigmates
du Christ, pour lequel elle ressentait un si vif amour, qu'elle semblait
s'identifier avec lui, ut in Christian ipsum amore transformatam diceres. Sa tête présentait aussi la marque de la
couronne d'épines, et ses plaies, au témoignage de son père et de tous ceux qui
l'entouraient, rendaient du sang de temps à autre. La conduite ultérieure et le
caractère de cette extatique n'ayant point répondu à ce que promettait un
pareil miracle, saint Ignace de Loyola, qui ne pouvait s'expliquer
que Dieu eût choisi pour le trésor de sa grâce une personne si indigne, mit les
stigmates sur le compte du démon.
Un religieux trappiste, qui est en
même temps médecin, M. Debreyne, nous a donné son Essai sur la théologie morale dans
ses rapports avec la physiologie et la médecine, le récit d'un fait
analogue. Il corrobore les observations précédentes, et prouve, en même temps,
combien la ruse est venue fréquemment au secours du
miracle. L'aumônier de l'hospice d'un de nos départements du nord,
consulta, en 1840, le P. Debreyne sur l'état
extraordinaire que présentait une jeune fille de dix-huit ans. Elle portait les
stigmates au sein et aux pieds, et de ses plaies coulaient, tons les vendredis,
quelques gouttes de sang. Mais la conduite peu exemplaire de cette fille
faisait soupçonner de la fraude, et il était à
croire qu'elle était elle-même l'auteur de ces plaies miraculeuses. Dans le but
de s'en assurer, on appliqua sur son pied un linge que l'on serra fortement et
qui fut cousu, pour mieux constater si elle y toucherait ; on mit sous
cette bande une hostie non consacrée, de façon à empêcher qu'on ne
perçât le linge avec une épingle ou une aiguille. Le vendredi soir, le petit
appareil fut levé, et il fut trouvé parfaitement
intact, mais on remarqua que le sang avait coulé de la plaie. Il y avait deux
ans que ces plaies présentaient le même phénomène, et il était dès lors
difficile de nier une stigmatisation réelle. A ce
prétendu miracle venaient se joindre des faits étranges, que ne pouvaient
s'expliquer les personnes qui en étaient témoins. Entre autres jongleries, on
voyait tout à coup dans ses mains, sans qu'on pût savoir d'où elle
les tirait, des morceaux de sucre ou des pommes cuites, qu'elle prétendait
recevoir de la Vierge, de l'enfant Jésus ou de saint Jean-Baptiste.
Quoique la fraude fût manifeste, on ne put jamais découvrir comment cette fille
s'y prenait ; car on visita vainement son lit, son bonnet et ses vêtements.
H. Debreyne
ne fut pas dupe de cette intrigante, fort bornée du reste d'intelligence ;
il ne tint aucun compte du prodige supposé, et bientôt les stigmates
disparurent. Mais il en avait assez vu pour se convaincre d'une cause
naturelle, et voici ce qu'il écrivit à l'aumônier :
« Les physiologistes savent très
bien qu'il est facile de faire contracter à l'économie animale certaines
habitudes, soit nerveuses, soit hémorragiques. Un
médecin célèbre a rendu une épilepsie périodique dans le but de la couper par
le quinquina, et il a réussi. Qu'est-ce qui empêcherait d'en faire de même pour
une plaie, en la rendant saignante à un jour ou à une heure fixe de la
journée ? Cela paraît très facile avec le temps nécessaire, surtout si, au
moment où l'on veut que le sang paraisse, on exerce
une compression circulaire au dessus de la plaie par un lieu ou simplement avec
les mains pour arrêter le mouvement d'ascension du sang, et le forcer à refluer
et à sortir par l'endroit qui offre le moins de résistance, c'est-à-dire par la
plaie, par où d'ailleurs il a déjà l'habitude de sortir périodiquement. C'est
ce que l'on voit pratiquer tous les jours par les chirurgiens
pour la saignée ; s'ils n'appliquaient pas de ligature au-dessus du pli du
bras, le sang ne reviendrait pas par l'ouverture de la veine. Ainsi, il paraît
très facile de produire mécaniquement une exsudation sanguine
périodique. »
Or, ce que la fraude peut produire,
une influence du moral sur le physique nous semble aussi de nature à le
déterminer. Et un phénomène analogue à celui que, signale le P. Debreyne peut avoir lieu dans un trouble périodique de la
circulation, surtout chez les femmes. Les actions physiologique et morale conspirent alors pour la production du phénomène. Il est
incontestable que si le trouble de l'économie a été la principale
cause qui a déterminé l'apparition des phénomènes dont les stigmates ne sont en
quelque sorte que le couronnement, l'état moral fut chez beaucoup connue la
contre-cause du phénomène et a pu même amener l'état morbide. Nous venons de
voir, en effet que l'extase avec visions se manifeste généralement à la suite
de longues méditations sur les souffrances du Sauveur et de violents
désirs de les éprouver ; aussi les stigmates sont-ils d'abord précédés
d'extrêmes douleurs dans les parties du corps où ils doivent se montrer. Par
exemple, Walter de Strasbourg ressentit longtemps
les souffrances des stigmates, sans que pour cela ces plaies fussent visibles,
et ce n'est qu'après avoir bien longtemps contemplé en esprit et
d'une manière constante les souffrances du Christ, qu'il en vit apparaître les
plaies sur son propre corps. Il en fut de même souvent pour la couronne d'épines. Veronica Giuliani
s'était senti bien des années le front percé de pointes et d'aiguillons, avant
que les petites ulcérations dont sa tête était environnée, vinssent dénoncer
ses souffrances. Et les mêmes avant-coureurs accusaient chez sainte Catherine
de Raconisio l'arrivée prochaine de cet étrange
sillon dont sa tête était cerclée, et qu'a vu et décrit Pic de la Mirandole. Chez plusieurs femmes, les cicatrices de cette
couronne d'épines ne se montrèrent jamais, bien qu'elles éprouvassent toutes les douleurs du
terrible supplice. C'est ce qui arriva, comme je l'ai dit, pour la soeur Catherine Cialina, et pour
Amélie Bicchieri de Verceil. Déjà sainte Gertrude,
qui mourut en 1334, s'était imaginé, dans une de ses visions, avoir
reçu, en pressant le côté du Sauveur, qu'elle embrassait amoureusement, une
plaie aussi vermeille qu'une rose, plaie qui, non-seulement ne laissa pas de
trace apparente, mais qui n'amena chez la sainte aucune souffrance. Chez
d'autres, les traces de la couronne d'épines ne se montrèrent
qu'imparfaitement : ainsi, une extatique très connue, la religieuse augustine Ritta de Cassia,
n'avait au front que quelques boutons, quoiqu'elle eût éprouvé bien des fois,
au pied de la croix, les douleurs du crucifiement. Dans l'une de ses visions,
elle avait vu se détacher une des plus grosses épines de la couronne d'angoisse, laquelle était venue lui faire une blessure
profonde an milieu du front.
Ursule Aguir,
Hieronyma Caruaglio,
quoique ayant reçu dans leurs visions les cinq plaies du Sauveur, et en
ressentant toutes les douleurs, n'eurent jamais cependant sur leur corps de
traces de ces mystérieuses souffrances.
Le phénomène qui se
passa chez Catherine de Sienne, qui n'avait reçu les stigmates qu'en vision, et
qui n'en avait jamais porté les traces, eut lieu pour un assez grand nombre
d'extatiques, telles que sainte Lidwine, Magdeleine de Pazzi, la religieuse clarisse Coleta, Mechtilde
de Stanz, Columba Rocasani et bien d'autres, ce qui n'empêchait
cependant pas ces pieuses femmes d'éprouver les mêmes douleurs que si la
stigmatisation avait été matérielle.
Il s'est donc opéré, en
réalité, un travail dans l'économie, l'âme a agi sur la chair, et suivant que
son action a été plus ou moins puissante, la chair a gardé des traces plus ou
moins apparentes de l'idée. Des faits de ce genre tendent à nous faire croire
que l'opinion populaire sur les envies de femmes grosses et sur l'influence de
la pensée de la mère sur le corps de l'enfant qu'elle porte dans son sein,
mérite un sérieux examen.
Cette action de
l'esprit, dominé par une vision, semble être tellement puissante, que lors même
qu'elle n'a pas été d'abord suffisante pour déterminer la naissance
de marques extérieures, elle a pu, dans la suite, sans le retour de nouvelles
visions, et par la seule action d'une pensée toujours ramenée aux souffrances du Sauveur, produire des stigmates
visibles ; c'est au moins ce que l'on raconte pour sainte Hélène de
Hongrie. Étant un jour plongée dans une profonde méditation sur la Passion, un
cercle d'or lui apparut sur la tête, et au milieu était un lys blanc comme
neige ; elle leva les yeux, et vit un rayon ensanglanté qui lui perçait le
côté : « O Seigneur ! s'écria-t-elle, ne fais point que mes blessures
soient visibles. » Dieu accéda à sa prière, mais, plus tard,
d'elles-mêmes, les plaies se décelèrent aux yeux, sans que la sainte eût
éprouvé de nouvelles visions.
Chez presque tous les stigmatisés,
c'est le vendredi que l'afflux du sang se manifeste
avec abondance dans les plaies ainsi qu'à certaines occasions solennelles, à
certains anniversaires, et cette exacerbation dans les souffrances les jours du
vendredi se rattache incontestablement à l'influence de l'imagination plus
fortement frappée, ces jours-là, et attirée dans une méditation plus profonde, des souffrances du Sauveur. Ursule Aguir, dont j'ai déjà plus d'une
fois prononcé le nom, et qui n'offrait point réellement le
miracle des stigmates, puisqu'elle
supposait simplement, qu'elle les avait reçus, mais n'en pouvait produire
de traces visibles, était en proie aux plus vives douleurs tous les vendredis. L'extatique citée plus haut, dont le botaniste Auguste de Saint-Hilaire
nous a donné la curieuse notice dans son Voyage au Brésil, tombait,
comme je l'ai dit, tous les vendredis et les samedis
dans des extases où elle restait à méditer sur les
souffrances de Jésus et les ressentait par elle-même. Le flux des stigmates le
vendredi est un fait qui a été constaté aussi bien pour la soeur Emmerich que pour les stigmatisées du Tyrol ; mais le fait est encore
bien plus étonnant chez madame Miollis, si l'on en
croit son biographe. Chez cette femme, les cicatrices ne sont pas permanentes,
elles ne se manifestent que pendant la prière et la contemplation, dans les
extases de la charité, mais toujours à la fête de la croix, à celle des
stigmates de saint François d'Assise, de saint André et le vendredi saint. Ces
phénomènes rappellent certains accès d'hystérie et d'hypochondrie qui se
manifestent à heure fixe.
Sans doute, la puissance de
l'imagination joue ici le plus grand rôle, et au XV°siècle,
Pomponat, esprit fort éclairé pour son temps, avait
déjà raison d'attribuer aux ardeurs de l'imagination
de saint François, sa miraculeuse stigmatisation ; toutefois, il faut
avouer que l'on ne connaît point encore bien aujourd'hui la part qu'il
faut accorder à l'esprit dans ce bizarre phénomène, et ce que
l'hallucination et la fraude pieuse ont pu y ajouter. En effet, de même que
dans des accès de manie on a vu des aliénés se faire des blessures qu'ils
attribuaient ensuite à l'intervention de personnages surnaturels, plusieurs
extatiques ont fort bien pu s'imprimer eux-mêmes, dans le paroxysme de leur
extase, les marques de la passion du Sauveur. Il n'est pas rare de rencontrer
des hommes qui, dans l'exaltation du désir religieux, ont voulu
répéter sur eux les douleurs de la Passion ! J'ai parlé plus
haut d'un cordonnier de Venise, nommé Matthieu Lovas, qui se
crucifia un jour de la sorte, persuadé que Dieu lui avait ordonné de mourir sur
la croix ; et j'ai connu un fou qui avait entrepris de se crucifier de la
sorte pour imiter sou Sauveur.
Les anciens chroniqueurs sont remplis
de mentions de cas d'extases avec visions, évidemment déterminées par la tendance mystique de l'éducation au moyen âge. Et parmi
ces cas, les femmes, naturellement plus disposées que les hommes au mysticisme,
plus susceptibles d'un sentiment religieux intime et profond,
figurent pour une beaucoup plus forte proportion.
Je pourrais réunir facilement une
trentaine d'exemples empruntés tant aux annales des
cloîtres qu'à ceux des sectes protestantes ou orientales ; on y trouverait
constamment le même caractère. Je me bornerai à citer un seul fait. Il y a près
de trois années, un médecin de Besançon, M. Sanderet,
a rencontré une extatique visionnaire, dans la
Franche-Comté, au village de Voray, à laquelle il n'a
manqué, on peut le dire, que la méditation de la Passion pour recevoir les
stigmates. Cette fille, nommée Alexandrine Lannois,
d'une grande mysticité d'esprit, et qui n'était âgée que de dix-sept ans, après
avoir été atteinte d'accès hystériques et de convulsions, finit par tomber dans
des extases durant lesquelles elle était complètement insensible. Dans cet
état, elle chantait un cantique d'une voix pleine, vibrante,
sans effort, et avec un certain sentiment musical ; puis elle prenait des
attitudes particulières entre lesquelles M. Sanderet
reconnut celle de l'Immaculée Conception. Elle croyait apercevoir dans ses
visions la Vierge et les Saints. Il y a quelques
années les journaux faisaient connaître une épidémie d'extase
analogue chez les Bouriates de la Sibérie, épidémie qui paraît s'être
développée sous l'influence de prédications bouddhiques.
La stigmatisation se rattache
précisément à cette direction du
mysticisme qui abstrait de la
douleur et suspend en quelque sorte l'action du corps et de
l'esprit. C'est dans l'Hindoustan qu'il
faut aller chercher le dernier degré de cette extase mystique par laquelle le
dévot s'efforce d'obtenir le ciddha, c'est-à-dire
sa réunion avec la Divinité, et c'est là seulement qu'elle a revêtu le
caractère d'une religion. Sur les bords du
Gange, nous trouvons, avec des traits plus prononcés et l'exagération
qui est le propre de l'imagination hindoue, les différentes faces du mysticisme extatique. L'âme aspire sans cesse à se
confondre avec Dieu, à obtenir son amour et sa présence, soit par les transports de l'oraison, sait par l'anéantissement du
corps. Dans certains livres de piété à l'usage de la secte des Jangams, on voit l'âme s'adresser à la Divinité comme une
femme à son époux ; ces élans amoureux qui donnaient le change au coeur tendre d'une religieuse, qui persuadaient
à une sainte Catherine de Sienne qu'elle avait réellement épousé Jésus-Christ
en présence des saints et reçu son anneau, et à une sainte Christine, abbesse
de Saint-Benoît, qu'elle avait été charnellement unie à son céleste
époux, se reproduisent chez les dévots hindous. Ces renoncements
absolus à tous les plaisirs sensuels, ce mépris profond du corps que s'imposèrent
quelques-uns de nos saints, sont l'état presque normal des Santons, des Fakirs
et de plusieurs religieux brahmanistes ou bouddhistes. Pour une Agnès de Jésus,
qui défend, par humilité, qu'on détruise la vermine dont est inondée sa
chevelure, pour une sainte Rose de Lima, qui mêle à tous ses aliments du fiel
et des ordures, afin d'anéantir dans sa source l'attrait de la gourmandise,
nous rencontrons en Asie des milliers de fanatiques dont la malpropreté hideuse
et l'alimentation repoussante dénotent le sentiment le plus profond de
mortification. Les extatiques finissent par tomber dans un état d'immobilité et
d'insensibilité dont rien ne peut plus les arracher ; leurs membres se
roidissent, leurs muscles perdent leur souplesse et la possibilité même du
mouvement, ainsi qu'on le rapporte de Marie de Moerll,
et plus anciennement d'autres stigmatisées. Cette roideur presque cadavérique
que l'extase imprime aux membres, est notée par tous ceux auxquels il a été
donné d'examiner les ascètes hindous. Héber, évêque
de Calcutta, rapporte, dans son Voyage, qu'il rencontra un individu de
cette classe qui ne pouvait plus marcher que sur un pied et avait perdu la
faculté d'abaisser les bras. Ces austérités
terribles dont le catholicisme ne nous présente que de rares
exemples, qui n'aboutissent chez lui qu'à la discipline et conduisent
tout au plus aux rigueurs d'une sainte Limbania, de
Gênes, qui labourait sa chair avec un peigne d'airain, sont, au contraire,
journalières sur les bords du Gange. Dans la fête de Chorak-Poujah, on voit des dévots se faire suspendre par les
reins à un croc de fer et balancer dans cet horrible état pour l'expiation de
leurs péchés. Ces jeûnes prolongés, ces abstinences
incroyables et tenues pour miraculeuses, qui sont notés dans la vie d'une foule
d'extatiques catholiques, mais qui ne constituent cependant que des exceptions,
sont, en Asie, des dévotions de tous les jours, comme on le voit, notamment
chez les ascètes, appelés Dam kané-oualla. L'abstinence et la macération
nous préparent à tomber dans cet état d'insensibilité, de torpeur et
d'immobilité qui appartient aux extatiques, et que nous ont si bien décrit en
particulier les visiteurs de la stigmatisée de Kaltern. Dents l'Inde, cet état est le triomphe habituel
des syannyasis ou ascètes hindous.
III
L'étude de
la stigmatisation vient de nous offrir à son summum, la réaction des
idées sur l'organisation. Cet effet prodigieux n'est lui-même que le puissant contre-coup d'une influence excessive
du physique sur le moral Chez les mystiques, la sensibilité
nerveuse est portée à un si haut degré, que toutes les pensées qui s'offrent à
eux amènent, pour ainsi dire, un trouble dans l'économie, et que les moindres
modifications du tempérament déterminent une
réaction immédiate sur l'imagination. Les extatiques, les visionnaires tombent
sous l'empire absolu de leur constitution maladive, et les idées bizarres qui
se succèdent dans leur cerveau, les sensations mensongères qui se jouent d'eux,
les rêves qui se déroulent incessamment devant leurs yeux ne sont que la
traduction intellectuelle et morale des désordres
dus à cette constitution même. Il faut avoir préalablement constaté ce fait
pour juger à leur .véritable point de vue les écrits qu'ils nous ont laissés.
La littérature des mystiques extatiques n'est qu'un récit
d'hallucinations perpétuelles. Ce ne sont pas précisément les hallucinations du
fou, qui assaillent à tout instant son intelligence ébranlée et se mêlent aux
discours étranges et incohérents qu'il débite à tout venant, mais ce sont comme
des songes d'une grande netteté, et dont les diverses scènes sont enchaînées
par une pensée principale. L'extatique, dans les élans de l'amour
divin, dans cet état d'oraison qui n'est qu'un état de passivité rêveuse en
Dieu, laisse chevaucher au hasard son imagination, et, comme dans la rêvasserie
ou l'approche du sommeil, une foule de tableaux
singuliers et de figures étranges passent rapidement
devant lui. La volonté s'est à peu près retirée, en ce sens qu'elle ne préside
plus à l'association des idées et qu'elle laisse le mouvement automatique du
cerveau évoquer toute espèce d'images. Tel est précisément ce qui se
passe dans les prodromes du sommeil, dans ces hallucinations
que j'ai nominées hypnagogiques
et sur lesquelles j'ai publié
un travail spécial. L'esprit du mystique étant exclusivement occupé de Dieu et
des choses sainte, s'étant depuis longtemps nourri de la Bible, des livres de
piété et des compositions dévotes, tout ce qui se retrace à son imagination
n'est qu'une reproduction dans un ordre nouveau, une association différente des
souvenirs qu'ont laissés en lui ses méditations et ses lectures.
Chez les personnes en proie à une forte surexcitation nerveuse, disposées à
l'illuminisme, la mémoire acquiert un grand degré de puissance. On a vu des
monomanes religieux complètement illettrés, et qui n'avaient eu d'autre
instruction que le prône de leur curé ou les entretiens de quelques personnes
pieuses, reproduire dans leurs divagations des morceaux entiers de sermons ou d'oraisons,
et arriver à se faire un style tout à fait en harmonie avec leurs prétentions
de prophète ou d'inspiré. C'est précisément ce qui est arrivé chez les extatiques mystiques, et qui leur a fourni les éléments de
leurs écrits. Il est vrai de dire aussi que la plupart de ces écrits n'ont
point été rédigés par les extatiques eux-mêmes, qu'ils furent recueillis par
des confesseurs ou des disciples enthousiastes ; en sorte qu'on a tout
lieu de penser qu'ils ont subi de la part des rédacteurs, un travail de refonte
et de correction, quand ils n'ont point été composés totalement par eux sur des
souvenirs. C'est ce qui est arrivé très certainement pour les
révélations d'Anne-Catherine Emmerich, et pour celles, beaucoup plus anciennes, de sainte Gertrude, abbesse de l'ordre de
Saint-Benoît.
Mais quoi qu'il en soit des auteurs
véritables des divers écrits qui nous sont restés des extatiques, le
fond émane certainement d'eux, puisque tous ces livres ont un cachet commun et représentent, bien qu'à des degrés divers, le désordre des
sens, dans une étroite connexion avec l'excitation du cerveau. Ce qui caractérise d'abord ces ouvrages, c'est le rôle principal
et presque continuel qu'y jouent l'allégorie, la comparaison. Bossuet l'avait
déjà remarqué dans ses Instructions sur l'état d'oraison. « Un des caractères de ces auteurs, dit-il,
c'est de pousser à bout les allégories. » Et, en effet, les mystiques
extatiques ne sont ni des théologiens profonds, qui nous fournissent sur les
grands mystères de la foi des éclaircissements nouveaux, propres à les rendre
moins inintelligibles, ni des métaphysiciens subtils et d'une grande puissance
d'abstraction qui s'élèvent à des conceptions plus
fortes des attributs de Dieu et de la nature de l'âme. Ce ne sont que des
imaginations ardentes ayant à leur service des sens surexcités, prodiguant les métaphores et les figures, dans l'espoir de lever ainsi les obscurités de la vérité
infinie. Mais comme l'imagination ne crée rien et qu'elle ne fait qu'assortir les idées dues à des sensations,
ces efforts sont compléteraient impuissants. On saisit, après une courte
observation, le procédé par lequel les mystiques se sont abusés eux-mêmes ; à l'aide de l'analyse, il est facile
de mettre en évidence
tous les éléments qui ont servi à composer ces révélations étranges dans lesquelles l'âme est transportée au ciel ou dans les enfers, ces colloques intimes de la créature avec son Sauveur, où s'épanchent les élans
de l'amour divin. Les mystiques ont beaucoup
moins d'originalité qu'on ne serait disposé à le croire de prime abord.
Que l'on parcoure, par exemple, les révélations de sainte Brigitte, qui se
réimpriment encore aujourd'hui et
séduisent une dévotion peu éclairée, on y retrouvera accumulés tous ces récits
figurés, ou, comme on disait jadis, ces similitudes par lesquelles des
théologiens célèbres, tels que Hermias ou
saint Bonaventure, cherchaient à nous donner une idée de la vie suprasensible et de la béatitude
divine. Ces comparaisons, suggérées par la lecture
des Pères et des scolastiques, se mêlent à des visions qui ne sont que la reproduction des images qui étaient
placées sous les yeux des fidèles, de ces représentations
de la fin du monde, de la comparution de
l'âme devant le tribunal céleste, du couronnement de la Vierge, du choeur des anges et des saints, dont étaient décorés les
portails des églises ou qui étaient peintes dans les bibles et les livres
d'heures.
Chez les femmes qui sont dévorées par
les langueurs de l'amour divin, le Cantique des
cantiques exerce une extrême influence. Elles le
commentent et le paraphrasent à tout instant. Le langage demi sensuel de ce
cantique convient parfaitement à l'état de leur coeur,
car chez ces femmes se mêle, sans qu'elles s'en doutent, à
l'aspiration vers le Sauveur, un sentiment vague d'un amour terrestre et humain
qui n'a point reçu sa satisfaction. Les mystiques se
représentent sans cesse Jésus sous les traits d'un beau jeune homme dont les
charmes corporels excitent presque autant leur amour que les perfections
morales. Elles le pressent contre leur sein ; elles lui prodiguent de
chastes embrassements, où cependant le penchant de la nature n'est point
absolument étranger. Elles s'imaginent être l'objet de ses
complaisances et de ses prédilections particulières. Elles se croient
non-seulement des épouses de Dieu, mais des épouses préférées et inondées de
toutes les faveurs de leur époux. Un hagiographe va jusqu'à nous dire que dans
ces hallucinations du coeur, allumées par des sens
imparfaitement amortis, une sainte Christine vierge, et abbesse de
Saint-Benoît, alla jusqu'à croire qu'elle était reçue comme une véritable
épouse dans la couche de son Sauveur. Ce délire d'une femme hystérique éclate à
chaque page des Révélations de sainte
Gertrude, qui n'offrent qu'un long épithalame de son hymen avec le Sauveur. Ce
furent les mêmes illusions qui se jouèrent d'une autre sainte célèbre, sainte
Catherine de Sienne. Dans une de ces visions auxquelles se complaisait sans
cesse son esprit, son époux céleste lui arracha le coeur, et lui en rendit quelques jours après un nouveau,
teint dans le propre sang de son côté. Une autre fois, Jésus-Christ la communia
de sa propre main ; enfin, elle fut témoin de la cérémonie même qui lui
montrait que son Sauveur s'était réellement uni à elle par le sacrement du
mariage.
A une époque moins éloignée de nous,
à la fin du XVII° siècle, Marguerite Alacoque,
religieuse de la Visitation de Paray-le-Monial, aujourd'hui connue sous le non
de Marie Alacoque,
donna l'exemple de pareilles visions, mais avec moins d'éloquence et de vertus que n'en avait sainte Catherine.
Elle fonda un culte on plutôt un
genre de dévotion qui, sous le nom du Sacré-Coeur de
Jésus et de Marie, a pris dans ces derniers temps une vogue extrême. L'acte
fondamental de ce culte consistait dans la donation réciproque que Jésus-Christ
et la soeur Alacoque
s'étaient faite de leurs deux coeurs. C'était, du
moins, ce qu'admettait celle-ci.
La mère Greffier, supérieure du couvent
de soeur Marie, voulut bien, pour obéir à Jésus-Christ, écrire la donation de
cette dernière. Jésus-Christ en fut très satisfait, et il dicta lui-même son
contrat synallagmatique à Marguerite Alacoque,
autrement dit soeur Marie, qu'elle écrivit
de son sang en ces termes : « Je te constitue héritière de mon coeur et de tous ses trésors pour le temps et pour
l'éternité ; je te promets que tu
ne manqueras de secours que lorsque je manquerai
de puissance. Tu seras pour toujours la
disciple bien-aimée, le jouet de mon bon
plaisir et l'holocauste de mon amour. »
Tel était le style de
Marguerite Alacoque, emprunté, du reste, au langage
de toutes celles qui avaient, avant elle, prétendu à l'honneur de la première
place dans le coeur de Jésus-Christ. Je ne puis
m'empêcher de citer à cette occasion ces paroles que Jésus adressait à sainte
Gertrude : « Mais pour vous, pendant que vous serez captive dans les
liens de la chair mortelle, vous ne
pourrez jamais comprendre la joie que ma Divinité a ressentie
à votre occasion. Sachez pourtant que ce
mouvement de grâce vous donne un éclat de gloire semblable à celui dont mon corps parut couvert sur la
montagne du Thabor, en présence de mes trois disciples bien-aimés, tellement
que je vous puis témoigner les sentiments de ma charité et de ma joie en vous
disant ces paroles : C'est là ma fille bien-aimée, dans laquelle j'ai mis toute
mon affection. »
Les hallucinations de
toute sorte, de la vue, de l'ouïe, de l'odorat, du toucher, viennent donner à ces
visions une sorte de confirmation sensible, et achèvent d'égarer les
extatiques. Tantôt ce sont des anges éclatants de lumière qui leur apportent
des messages célestes, des personnages mystérieux qui s'entretiennent avec eux,
et dans la bouche desquels ils placent, ainsi que cela a lieu dans le rêve,
leurs propres réflexions, la réponse à leurs propres désirs. D'autres fois, ils
entendent les sons harmonieux des concerts
angéliques, une douce voix qui les appelle, et cette harmonie imaginaire les a
souvent fait tomber en extase, comme cela arriva à saint François d'Assise et à
saint Joseph de Cupertino. Des parfums délicieux qui s'exhalent du corps de
Jésus ou des saints viennent ajouter à leurs ravissements. Mais, quelquefois,
l'odeur fétide et empestée des diables apporte une fâcheuse diversion à ces
délirantes sensations. Ils ont l'avant-goût de l'ambroisie, car il y a aussi
dans leurs visions une ambroisie chrétienne, et,
dans leurs communions imaginaires, l'hostie est d'une ineffable saveur. Toutes
ces illusions des sens, effet direct et ordinaire du désordre nerveux, sont les
acteurs principaux des drames qui se déroulent en pensée devant les yeux des
extatiques. De même que dans le rêve, des sensations réelles et externes
viennent prendre place, en s'exagérant, dans la fable incohérente que tisse
notre imagination, les hallucinations de l'extatique
fournissent à ces allégories, à ces visions, leurs traits les plus saillants.
Cette succession d'états opposés que l'on observe chez les femmes en proie aux
vapeurs ou chez les hommes malades d'hypochondrie, se trahit sans cesse dans
les paroles des mystiques. A des élans d'amour pour le Sauveur, à des
transports qui leur font goûter par avance les joies éternelles, succèdent des
moments de dégoût, de sécheresse, d'isolement, qui
les plongent dans le désespoir ou le découragement.
Ces femmes qui se croyaient tout à l'heure l'objet
des attentions particulières de Jésus s'imaginent ensuite être délaissées par
lui. Elles s'accusent de leur manque de sensibilité et de leur
ingratitude ; elles ne peuvent s'expliquer comment, après avoir été
comblées de faveurs, elles en soient maintenant si dépourvues. La
dévotion cesse d'être pour elles une consolation, et elles ne peuvent échapper
à ces épreuves cruelles qu'en rentrant dans la vie pratique et en s'appliquant
à l'exercice des bonnes œuvres. Parfois elles accusent le malin esprit de tous
ces maux intérieurs, et elles invoquent
le Tout-Puissant afin d'être délivrées de ces poursuites. Leur charité
participe donc de l'inégalité de leur humeur, et les désordres périodiques de
leur santé se font jour à travers
leur apparente résignation. Sainte Rose de Lima éprouvait, au plus haut degré,
ces alternatives de charité brûlante et de sécheresse déplorable que sainte Thérèse a si bien analysées. Après être
arrivée à une union intime et constante avec Dieu, cette sainte commença d'être
attaquée tous les jours, durant certains intervalles, par d'horribles
ténèbres ; elle perdait alors toute pensée de son Créateur, toute idée de
ses miséricordes ; elle le regardait comme un inconnu auquel elle était
toujours demeurée étrangère. Jeanne Desrochers raconte de même qu'elle restait
des mois entiers sans pouvoir élever son âme à Dieu, sans être en état de faire
oraison elle trouvait comme une barrière qui l'empêchait de se porter vers son
époux-mystique, et elle accusait le démon de lui inspirer alors la pensée
d'abandonner la vie ascétique.
La seule des mystiques
extatiques chez laquelle on sente que, malgré le trouble fréquent des sens,
l'esprit domine encore puissamment l'organisme, est sainte Thérèse. La
supériorité naturelle de son intelligence l'a sauvée des plus graves
aberrations où viennent se précipiter à l'envi presque tous les autres illuminés. Elle analyse avec finesse les phénomènes
intimes qui se passent en elle, et dans ces visions bizarres, ces images
étranges, qui s'offrent à elle, après une méditation trop prolongée,
son bon sens lui fait comprendre que tout ne peut pas être divin. Elle
s'aperçoit que ces dons prétendus de la grâce ne rendaient pas toujours
meilleurs, et que l'amour de Dieu a aussi ses réductions d'orgueil et de
vanité. Voilà pourquoi elle s'efforce d'établir des
distinctions dans ce dédale de visions opposées qui assaillissent l'esprit du
mystique de révélations contradictoires au sein de la conscience intime. Chaque
extatique voit ce qu'il pense, ce qu'il croit, ce qu'il espère, et Dieu est
ainsi rendu solidaire de tous !es délires qui se produisent dans la vie contemplative d'une âme sans instruction et pleine
d'ardeur. « J’en ai connu, dit sainte Thérèse, dans le Château
de l'âme (4° demeure, chap. III), dont l'esprit est
si faible, qu'elles s'imaginent voir tout ce qu'elles pensent, et
cet état est bien dangereux. » Les écrits de sainte Thérèse sont
certainement les plus intéressants à étudier pour connaître les diverses faces
du mysticisme chrétien. Cette âme ardente maîtrise assez ce qu'on peut appeler
sa passion religieuse, pour s'observer, pour interroger ses sentiments secrets
et descendre dans les profondeurs de son âme, en
commerce avec Dieu, sans être prise pour cela de vertige. Sainte Thérèse est la métaphysicienne du
mysticisme féminin et de l'illuminisme extatique. Dans ce monde de
dévotion étroite qui l'entoure, elle conserve une supériorité d'intelligence
que n'entame jamais le délire qui voudrait s'emparer
d'elle. La raison, l'imagination et les sens se livrent en elle un combat
terrible qui l'épuise, la mène aux portes du tombeau, mais n'altère
jamais la vigueur de sa pensée.
Dans ces étonnants
combats que nous rappelle aussi quelquefois la vie d'autres mystiques, il est
difficile de faire la part de ce qui appartient à l'âme et de ce qui est la
réaction du corps. Il est certain que, concentrée en elle-même, la partie
intellectuelle et immatérielle de notre personnalité peut acquérir un tel
empire, que l'organisme, loin de lui imposer sa loi, se mette en quelque sorte
à sa merci ; et si tout nous annonce chez les uns que la maladie a pris le
gouvernail de la vie et a fait sombrer l'intelligence,
chez d'autres, le trouble de l'économie n'est lui-même que le contre-coup de l'exaltation intellectuelle.
Sainte Thérèse a été la dernière des
représentantes élevées et vraiment admirables de cet ascétisme claustral qui s'éloigne
de plus en plus de nos moeurs et de nos idées.
Elle en résume cependant, sous une
forme plus épurée, toutes les folies et toutes les misères. C'est elle qu'il
faut lire pour s'assurer combien le mysticisme
extatique, tout en accusant une étonnante réaction de l'esprit sur l'organisme,
est loin cependant des droites voies qui conduisent à la réalité.
Le mysticisme extatique est un long enchaînement d'hallucinations
morales et physiques qui aboutissent chez
les organisations les plus délicates et les plus
excitables à la stigmatisation et plus tard à la mort. Il est la
preuve la plus éclatante de l'influence de
l'imagination et des idées sur l'économie. Actes, paroles,
écrits, tout réfléchit en lui le
trouble corporel qui l'accompagne,
qu'il entretient, et dont il est, à son tour, nourri. En ce sens, seulement, on
peut le regarder comme un miracle, c'est-à-dire un de ces effets merveilleux de la loi des intelligences, dont le secret nous échappe et l'étendue nous confond.
Dans par une déclaration du 31 mai
1923 et un monitum
publié dans les Acta Apostolicae
sedis, du 1er septembre 1924 que le
Saint Office déniait tout caractère surnaturel aux phénomènes présentés par le Padre Pio, et interdisait toute visite au franciscain et même toute
correspondance avec lui. On trouve ces documents dans la Revue d’ascétique et de mystique d’octobre 1923 et 1924. Mais les
livres récents consacrés au Padre Pio
ne font plus allusion à ces mesures.
A l’occasion du 40ème anniversaire de
la mort du Padre Pio –
devenu entre-temps Saint Pio da Pietrelcina
- son corps est exposé dans un cercueil de verre dans son couvent de San
Giovanni Rotondo, dans la région des Pouilles, en Italie méridionale. 700 000
pèlerins ont réservé à l’avance afin de pouvoir jeter un regard sur le saint
homme, qui portait ce qu’il appelait les plaies sanglantes du Christ. Ils
seront peut-être désappointés car actuellement il n’y a pas la moindre trace de
ces fameux stigmates aux mains et aux pieds, alors que la peau est restée
intacte.
Le Padre Pio avait un petit secret. Il aurait utilisé de l’acide carbolique pour confectionner lui-même ces plaies sacrées.
C’était « un psychopathe ignorant pratiquant l’auto-mutilation
et qui exploitait la crédulité populaire » dit de lui le fondateur de l’Hôpital
de l’Université Catholique de Rome. L’an dernier, l’historien Sergio Luzzatto a tout dévoilé sur le Padre
Pio. Ses recherches se basent sur un document
retrouvé dans les archives du Vatican. Il s’agit du témoignage d’une
pharmacienne de San Giovanni Rotondo chez qui le Padre
avait commandé de l’acide. Il lui avait confié que c’était pour stériliser des
seringues et lui avait fait promettre le secret. Au cours du procès de
béatification, ce document a été examiné – mais rejeté. Apparemment le Vatican
n’avait aucune envie de se voir privé de ce grand miracle. En outre, feu le
pape Jean-Paul II lui-même avait accompli tout le pèlerinage jusque dans les
Pouilles afin de recevoir la bénédiction du Padre Pio.
Voici ce que l’on peut lire dans le
mémoire du professeur Martini, directeur de la clinique médicale de
l’Université de Bonn, et publié dans l’ouvrage du Dr de Poray
Madeyski, pages 126-127 :
« On nous fit, le professeur Stöckl et moi, quitter la chambre pour quelques minutes, c’est précisément durant cet intervalle que
se produisit un très abondant afflux de sang. Comme il résulte de ma
relation, mes efforts unis à ceux des autres membres de la commission restèrent
infructueux, parce qu’à deux reprises (entre 8h10 et 8h25 et vers 11h30), tous les observateurs durent quitter la
chambre justement au moment où, comme il fut établi ensuite, un nouvel afflux
de sang recouvrit les coagulums desséchés.
Je ne suis jamais parvenu à voir la
plaie de la poitrine, non plus que le cuir chevelu. Il va sans dire que, dans
ces conditions, il ne pouvait être question d’une exacte observation des
« saignements ». Le fait que deux ou trois fois on fit sortir les observateurs juste au moment où évidemment un nouvel
afflux de sang vint couvrir les plaies, éveille, tout au contraire, le soupçon
que pendant ce temps se produit quelque chose qui a besoin de se soustraire.
C’est aussi dans le même sens que m’ont déplu les fréquentes manipulations (de
Thérèse) derrière la couverture soulevée. »
Et le professeur Martini va jusqu’à
écrire que : « Les points suivants demandent à être élucidés :
a) C’est d’abord la violente
intervention des parents lors de ma tentative de m’approcher du lit de Thérèse
avec le professeur Killermann pendant qu’elle
prétendait s’éventer, bien qu’à ce moment elle n’ait guère été découverte. Ceci
peut toutefois s’expliquer par une pudibonderie exagérée.
b) C’est ensuite la prétention du
père de faire sortir tout le monde de la chambre sous prétexte que l’air y
était trop vicié, dont alors il ne pouvait absolument être question… Mais ce
qui est tout particulièrement propre à éveiller la défiance, c’est le fait qu’à
ces occasions tous les visiteurs sans exception devaient quitter la chambre
(comme ce fut le cas) quand la mère Neumann, en dépit du désir de l’évêque,
qu’elle connaissait, fit sortir de la chambre, vers 11heures du matin, le
professeur Hilgenreiner et le professeur Killermann. L’importance de la relation entre cette façon
d’agir et l’apparition d’un nouveau saignement, juste après qu’on eût éloigné
les observateurs, est des plus évidentes. Et c’est dans le même esprit qu’il
faut ranger aussi la violente protestation du père contre l’auscultation de sa
fille pendant la crise de suffocation.
D’où il résulte : I° que je ne
pus trouver aucune preuve de la sortie spontanée du sang hors de la peau, et
II° que je fus frappé par toute une série de faits qui m’ont imposé
l’obligation de garder envers les phénomènes observés une attitude très
critique. »
Devant le persistance des doutes,
nombreuses et pressantes ont été les démarches faites auprès des parents de
Thérèse pour obtenir qu’elle aille se faire « contrôler » dans une
clinique. Le refus de son père est toujours demeuré absolu…
Des
catholiques disent que l’incorruptibilité des corps (le corps reste intact
après la mort) de certains saints ou stigmatisés est un signe évident de
miracle.
Or, il
faut d'abord remarquer que l'on a trouvé des corps non corrompus ayant
appartenu à des gens qui n'avaient pas eu une vie un tant soit peu
« honorable ». Ce n'est donc pas un phénomène qui caractérise la
sainteté comme on voudrait nous le faire croire. De nombreux exemples existent.
D'un autre côté, il faut savoir que nombre de « saints potentiels »
comme par exemple Bernadette Soubirous, subirent dès leur trépas des opérations
chimiques susceptibles de favoriser l'incorruptibilité. On a cité par exemple
des injections de formol, mais aussi des corps placés dans la chaux ou dans des
sols aux propriétés chimiques desséchantes. Il s'agit là d'un phénomène en
rapport avec le contenu bactérien du corps au moment du décès, les produits
utilisés lors de l'ensevelissement et le type de sol.