Dieu
existe-t-il ?
On peut lire de bons arguments
réfutant les « preuves » de l’existence de Dieu ici :
Sinon, voici une conférence très
intéressante de Prosper Alfaric donnée à la Sorbonne,
le 9 mai 1950, publiée dans le Cahier Rationaliste n°111, juin 1950 :
Le problème qui nous réunit
aujourd’hui est de ceux qui ont le plus passionné l’opinion. Son seul énoncé a
suscité jadis des tempêtes. Toute solution négative a été longtemps considérée
comme un crime. Au V° siècle avant notre ère, Socrate s’est vu condamné par le
tribunal populaire d’Athènes à boire la ciguë, pour cause d’athéisme. Pour le
même motif, deux mille ans plus, tard, sous Henri IV, Vanini se vit
infliger une peine encore plus atroce. A Toulouse, devant une foule
nombreuse, alors que se préparait le bûcher sur lequel il allait être brûlé, le
bourreau lui arracha la langue. L’affreux hurlement qui sortit de sa bouche,
horrifiant l’assistance, s’est répercuté jusqu’à nous en un écho lugubre.
Les temps ont changé. On
ne court plus depuis longtemps le même risque à faire profession d’incroyance.
Nombreux sont les gens qui ne s’en privent pas. Déjà une cinquantaine d’années
après l’exécution de Vanini, le jésuite Mersenne, grand ami de Descartes,
estimait, peut-être bien arbitrairement, qu’il devait y avoir à Paris cinquante
mille athées. Qui pourrait dire aujourd’hui leur nombre ? J’en connais qui sont
si bien ancrés dans leur attitude négative qu’ils ne comprennent pas
qu’on puisse aujourd’hui croire sincèrement en Dieu.
Il n’en est pas moins
vrai que cette foi est encore bien vivante. Pour beaucoup de gens l’existence
d’un être suprême, premier principe et fin dernière du monde et de l’homme,
paraît s’imposer avec évidence. Eux aussi ne comprennent pas qu’on puisse, sans
se mentir à soi-même, le nier.
Ce sujet a une telle
importance qu’il mérite d’être étudié de près. Voyons donc sur quoi se fondent
les convictions des croyants et celles des athées. Nous pourrons ainsi
constater, ce sera le but précis de cette conférence, que les arguments par
lesquels on s’efforce de prouver l’existence de Dieu ne la prouvent en aucune
façon et que, serrés de près, ils démontrent bien plutôt le contraire.
I
Sur quoi se fonde
d’abord la foi dont il s’agit ? Sur l’autorité de ceux qui en font profession.
L’enfant commence de croire en Dieu parce qu’ainsi le veulent ses parents, ses
maîtres et tous ceux qui l’entourent. Plus tard, devenu homme, il s’affermit
dans cette foi au fur et à mesure qu’il la voit partagée par la masse de ses
concitoyens et tout particulièrement par les personnalités les plus notables,
celles qui règlent l’opinion. Tant qu’aucun doute ne survient, cela
suffit. Se risque-t-il à penser et à laisser entendre qu’il peut y avoir erreur
? On a beau jeu pour le rappeler au sentiment de sa petitesse. On lui fait
observer que son jugement est d’un poids bien mince, comparé à celui de la
masse. Un seul peut-il avoir raison contre tous ?
Dans les milieux où le scepticisme
grandit, où les incroyants commencent à s’affirmer et à se compter, cette
réponse ne suffit plus. On la complète et on la renforce en faisant intervenir
une autorité plus large et plus haute. Au suffrage du petit monde où l’on vit
on ajoute bravement, sans y regarder de près, celui de l’univers.
Théologiens et philosophes se sont
appliqués, pour faire valoir cet argument, à lui donner une forme logique. Tous
les hommes, affirment-ils, s’accordent à croire en Dieu et ils l’ont toujours
fait. Or, un seul risque toujours de se tromper, cela peut arriver à plusieurs
et même à beaucoup, bien que malaisément à mesure que leur nombre s’accroît.
Mais il ne serait pas naturel que tous soient dans l’erreur sur un sujet de
cette importance qui les touche de si près. Ne pas faire confiance au genre
humain serait nier la valeur de toute intelligence. Le consentement universel
des peuples atteste donc à lui seul l’existence de Dieu.
L’argument paraît décisif. Il est, en
réalité, sans valeur.
Une remarque préliminaire suffit à le
montrer. Si ce raisonnement était fondé, il aurait servi aussi bien à prouver,
au temps de Galilée, que la terre est immobile au centre du monde. Tous les
hommes en avaient été jusqu’alors, à quelques rares exceptions près,
fermement convaincus. Cette conviction était même à cet égard bien plus ferme
qu’en ce qui concerne l’existence de Dieu. Elle résultait de l’observation
directe, faite par tous et tous les jours, des mouvements apparents du soleil
et de la lune, des planètes et des étoiles, du ciel entier, que nous voyons
tourner sans cesse autour de nous. C’était là, pourtant, une pure
illusion. Pourquoi l’humanité ne pourrait-elle pas s’illusionner de même sur la
question, autrement complexe et délicate, qui se pose au sujet de Dieu ?
D’une manière générale l’universalité
d’une croyance ne saurait suffire à en prouver la vérité. La plupart
des hommes sont incapables de penser par eux-mêmes. Ils n’ont pas de
convictions personnelles. Ils s’en tiennent aux opinions courantes, qu’ils
reçoivent toutes faites de leur milieu, sans y rien changer, sans avoir
seulement l’idée de les discuter. Leur accord doctrinal ne peut donc être un
signe de vérité.
C’est surtout dans le domaine
religieux que l’opinion s’avère passive et moutonnière. La croyance n’est pas
seulement suggérée mais imposée à l’individu par la collectivité. Comment les
gens du peuple qui sont nés dans telle ou telle confession pourraient-ils
mettre en doute que Dieu existe, alors qu’ils ont été élevés dans cette
conviction, alors qu’on recourt à tous les moyens pour la confirmer et la
renforcer en eux, alors qu’on la leur présente comme l’élément essentiel de
toute vie humaine, de toute moralité ? Avec une telle organisation sociale, une
telle mobilisation des esprits, il n’est pas étonnant que la masse soit
religieuse. On s’étonnerait, au contraire, qu’elle ne le fût pas. Ce
qui peut surprendre plutôt c’est qu’il y ait des esprits assez hardis pour
aller contre le courant traditionnel, pour combattre la foi au nom de la
raison. Mais vous savez avec quelle sévérité on a toujours traité ces
réfractaires. Le cas de Vanini n’est pas exceptionnel. C’est un exemple typique
des procédés auxquels on avait autrefois recours pour garantir le dogme. Dans
tous les pays chrétiens on brûlait jadis, ou on condamnait à une prison très
dure, ceux qui rejetaient la croyance officielle. Ne pouvant plus aujourd’hui
user de telles représailles, on emploie contre eux toutes les armes morales
dont on peut disposer. On les dénonce comme des malfaiteurs publics. On fait ce
qu’on peut pour leur imposer silence. C’est par de tels moyens qu’on
arrive à maintenir dans le peuple la vieille tradition. Mais que vaut le
suffrage des foules ainsi imposé du dehors ?
Supposons qu’il eût été
obtenu sans la moindre pression : il n’aurait encore qu’une valeur bien mince.
Les questions religieuses sont extrêmement complexes et délicates. Leur
discussion demande une puissance de réflexion qui n’est pas très commune. La
plupart des croyants savent à peine ce qu’il faut entendre par Dieu. Ils
emploient tous les jours ce mot sans bien se préoccuper de sa signification
exacte. On les mettrait dans un grand embarras si on leur demandait de le
définir d’une façon précise. A plus forte raison ne doit-on pas attendre d’eux
une discussion sérieuse du problème qu’il soulève.
Mais venons au fait
lui-même du consentement universel que l’on invoque pour établir l’existence de
Dieu. Est-il bien sûr que partout et toujours tous les hommes ont été d’accord
à ce sujet ? Non certes. C’est là une grave erreur, qui, pour être
très répandue, n’en est que plus fâcheuse.
Chez les peuples les plus anciens que
nous puissions atteindre, nous entrevoyons des croyances analogues à celles qui
s’observent encore maintenant chez les attardés que nous appelons les sauvages.
Pour les uns et pour les autres, le monde est parsemé d’esprits aériens ou souterrains
invisibles, insaisissables, dont la personnalité reste aussi peu accusée que
celle des membres du clan et dont les plus élevés dans leur confuse hiérarchie
n’ont que des rapports lointains avec l’être suprême des grandes religions.
Dans les milieux plus évolués du vieux temps, Egyptiens et Babyloniens, Perses
et Chinois, Grecs et Romains, comme chez ceux du XX° siècle où ils se
survivent, par exemple chez les Hindous, nous voyons s’affirmer la foi en des
divinités de moins en moins nombreuses, qui, à mesure qu’elles se
font plus rares, passent pour avoir des qualités plus hautes ; mais les plus
parfaites sont encore très loin de la perfection exemplaire que Dieu
personnifie pour ses adorateurs. Ce monarque idéal, unique en son genre, n’est
guère reconnu que par les Juifs, les chrétiens et les musulmans. Encore ne
s’est-il imposé que très tardivement. Les anciens Israélites étaient
polythéistes. Tout en n’adorant qu’un seul dieu, Iahvé ou Iao, qu’ils considéraient comme leur suzerain spécial, leur
patron officiel, ils croyaient que chaque peuple avait aussi le sien, comme
chacun avait son roi. C’est seulement à partir du VI` siècle avant notre ère,
quand Cyrus, les ayant libérés du joug des Babyloniens, leur apparut comme le
seul maître du monde, que certains d’entre eux, transposant cette vision sur le
plan religieux, se représentèrent Iahvé comme le seul vrai Dieu, créateur du
ciel et de la terre, arbitre suprême de toute destinée. C’est aussi après les
conquêtes d’Alexandre, rajeunissant le vieux rêve d’une monarchie universelle,
que les philosophes grecs conçurent Zeus, l’antique président du cercle étroit
de l’Olympe, comme l’unique souverain du cosmos, « cosmokrator
». C’est surtout quand Auguste eut fondé un empire aux ambitions illimitées,
dont ses successeurs devaient maintenir et reculer sans cesse les frontières,
que les Romains firent de Jupiter le dictateur absolu de l’univers qui allait
absorber ses anciens concurrents et se fondre finalement avec le père céleste
des chrétiens.
L’humanité ne saurait se figurer la
divinité qu’à son image et à sa ressemblance. Elle n’a pu se former l’idée d’un
maître unique du ciel que dans la mesure où elle est arrivée à celle d’un Roi
des Rois gouvernant l’ensemble de la terre. Comme une telle monarchie ne s’est
jamais pleinement réalisée ici-bas, la vision qu’on s’est faite du monarque de
l’univers trônant au plus haut des cieux est restée très vague et incertaine.
Chaque peuple l’a façonnée à sa mesure et sur son propre modèle, qui différait
plus ou moins de celui des voisins et qui a beaucoup varié au cours des
siècles.
Nous voilà bien loin de l’accord
unanime dont on nous parle au sujet de Dieu. C’est plutôt d’un désaccord
universel que nous sommes témoins. La preuve invoquée n’est donc pas concluante.
C’est le moins que nous puissions en dire à ceux qui s’en réclament.
Regardons-y de plus près. Nous
verrons l’argument se retourner contre la thèse qu’on lui a fait servir.
Les primitifs, ai-je dit, se voyaient
entourés d’une multitude infinie d’esprits subtils, dont ils étaient en quelque
sorte les jouets. A mesure que les peuples ont évolué, ils n’ont retenu de
cette foule innombrable d’êtres divins que les plus éminents, les plus
représentatifs, dont ils ont fait leurs dieux et dont ils ont peu à peu réduit
le nombre. Avec le temps la plupart en sont venus à n’en plus garder
qu’un seul, qui passe pour avoir les qualités de tous les autres et
les absorbe tous. Le progrès s’est fait ainsi par éliminations successives. C’est
dire qu’il tend de lui-même vers un zéro final. Son dernier mot est la négation
de toute divinité.
C’est bien à cette
ultime conclusion que les esprits les plus distingués se sont vus
progressivement amenés. Déjà le XVIII° siècle, que l’on a justement appelé le
siècle des lumières, a vu éclore un athéisme radical, qui, par Diderot,
d’Holbach et le groupe des Encyclopédistes, s’est propagé non seulement en
France, mais dans les milieux les plus cultivés de l’Europe. A la fin du
Directoire, un livre de Sylvain Maréchal, le Dictionnaire des Athées, bientôt
complété par le célèbre astronome Lalande, présentait une file imposante de
savants et de penseurs illustres qui n’ont pas cru en Dieu. Leur nombre, depuis
lors, s’est continuellement accru à une vitesse accélérée. Il suffit d’évoquer,
parmi les Français les plus illustres, en se bornant aux morts, Auguste Comte,
Littré, Taine, Berthelot, Anatole France, Paul Langevin. De telles autorités
pèsent d’un poids très lourd dans la balance des suffrages.
Sans doute on peut leur
en opposer d’autres qui semblent, au premier abord, leur faire contrepoids.
Mais celles-là sont beaucoup plus légères, parce qu’elles constituent de
simples reflets d’un passé fort lointain. Elles attestent simplement la force
persistante de la tradition religieuse, dont les esprits les plus vigoureux ont
beaucoup de peine à s’affranchir. Le témoignage d’un Chateaubriand, d’un Joseph
de Maistre, d’un Lacordaire ou d’un Montalembert, ancrés jusqu’au bout dans
leur croyance ancestrale, qu’ils se faisaient un point d’honneur de maintenir,
a bien moins de portée que celui d’un Renan, d’un Loisy, d’un Turmel, qui,
enlacés dès le début et de tout leur être dans les liens de la foi, s’en sont
dégagés, quoi qu’il leur en coûtât, sous la pression de la raison. Le nombre,
ici, importe moins que la personnalité des témoins et l’indépendance de leur
jugement.
Envisagé sous cet angle,
l’argument tiré du suffrage universel pour établir l’existence de Dieu se
retourne contre sa destination initiale. Les peuples les plus évolués, ceux où
l’instruction est le plus en honneur, sont justement ceux où l’on trouve le
plus d’athées, et c’est dans les cercles les plus cultivés, dans ceux où
l’intelligence atteint à ses plus hauts sommets, que l’athéisme
compte le plus d’adeptes.
Un cas typique, unique
en son genre, nous est fourni par l’U.R.S.S. Voilà un pays qui occupe un
sixième environ de notre planète, dont l’exemple par conséquent est
particulièrement représentatif. Il y a une quarantaine d’années, la
population y était à peu près complètement croyante, mais aussi à peu près
complètement illettrée. Des écoles y ont été ouvertes un peu partout, jusque
dans les steppes les plus reculées de l’Asie centrale et de la Sibérie.
L’instruction y a été mise à la portée de tous.
Par une conséquence
toute naturelle, les croyances y sont en régression constante, et ce n’est pas
dans l’élite ni dans les générations montantes qu’elles gardent des
adeptes, mais dans la masse obscure des survivants attardés de l’ancien
régime, qui vont chaque jour se raréfiant. Dans ce monde en constante
fermentation, où s’élabore une nouvelle humanité, la religion
représente le passé, l’athéisme l’avenir.
Qu’on ne nous dise donc plus que tous
les hommes ont toujours été et sont partout d’accord pour croire en Dieu. Ils
ne l’ont jamais été, ils le sont moins que jamais, et leur évolution se fait
dans le sens d’une incroyance de plus en plus radicale et généralisée.
Parmi les apologistes de la vieille
foi, beaucoup en conviennent volontiers. Ils renoncent à la preuve d’autorité,
qu’ils déclarent superficielle, et ils font résolument appel à la raison.
II
L’idée de Dieu est si
familière aux croyants, elle s’impose à eux avec une telle force que
certains ont pensé qu’elle se suffit à elle-même et qu’on n’a qu’à la définir
exactement pour en montrer la vérité.
C’est ce qu’a fait notamment un moine
du XI° siècle, saint Anselme, avec un argument célèbre qu’on appelle couramment
la « preuve ontologique ». Un jour, selon son propre
témoignage, il méditait sur ce passage d’un Psaume : «
L’insensé a dit dans son coeur : il n’y a
pas de Dieu. » Il cherchait en lui-même un moyen de fermer la
bouche à ce mécréant, ou plutôt de l’amener à se dédire. Soudain, il crut l’avoir
trouvé et il l’exposa par écrit dans un traité qui eut un grand succès, le Proslogion.
Ce malheureux, dit-il, qui ne veut
pas admettre l’existence de Dieu ne peut du moins nier qu’il pense à lui. Or,
l’idée qu’il s’en fait implique à elle seule son existence. Il ne saurait le
nier sans se contredire. Que veut-on dire, en effet, quand on parle de Dieu ?
On entend désigner par là un être si grand qu’on ne peut en
concevoir un plus grand. Mais un tel être possède par définition l’existence,
car, s’il n’existait pas, il ne serait pas le plus grand. On pourrait en
concevoir un autre qui serait en tout semblable à lui et qui, par surcroît,
existerait. Du fait que nous pensons à lui nous pouvons donc conclure qu’il
existe.
L’argument est, sans nul
doute, ingénieux et même séduisant. Ce n’en est pas moins un
sophisme.
Dès la publication du Proslogion, un moine de Marmoutier, Gaunilon,
en fit une réfutation incisive, qu’il intitula bravement Liber
pro insipiente (Apologie de l’insensé).
J’ai, dit-il, l’idée
d’une île fortunée, qui se tient cachée quelque part dans l’Océan et qui est si
parfaite qu’on n’en peut concevoir une autre plus parfaite. Si je procédais
comme frère Anselme, je serais en droit d’en déduire que, par définition, elle
existe. En effet, si elle n’existait pas, je pourrais en concevoir une autre
encore plus excellente, qui à toutes ses autres qualités ajouterait celle de l’existence.
Aucun homme sensé n’admettrait une telle conclusion. Celle du Proslogion n’est pas plus raisonnable.
Après Gaunilon, maints autres
logiciens ont dénoncé le vice du raisonnement anselmien. On ne saurait,
disent-ils, faire sortir d’une simple notion rien de plus que les éléments qui
servent à la former. L’idée d’un être si grand qu’on ne peut en
concevoir un plus grand implique, si l’on veut, l’idée de
son existence mais non la réalité de cette existence. Parce que l’on conçoit
que Dieu existe l’on n’a pas le droit d’en conclure qu’il existe vraiment.
L’argument de saint Anselme appelle
une critique bien plus grave. Est-il exact que nous avons une idée véritable d’un
être si grand qu’on ne peut en concevoir un plus grand ?
Un tel être, par définition ne
devrait pas avoir de bornes, il ne se trouverait limité par rien, il serait
infini. Mais « un » être infini est aussi inconcevable qu’un cercle carré.
Qu’on parle de l’un ou de l’autre, on accouple des mots qui ont séparément un
sens très net mais qui, en s’accolant, se contredisent. On ne peut
véritablement le penser. En effet, quand on pense à « un » être, quel qu’il
soit, c’est qu’on ne le confond pas avec les autres, c’est qu’on le distingue
d’entre tous, c’est qu’on le regarde comme un individu à part qui a son
existence propre. Mais l’infini, ce qui est sans fin, sans borne, sans limite,
ne peut se séparer ni même se distinguer de rien, il se confond avec tout, il
est tout ce qu’on veut.
Certains penseurs n’ont pas hésité à
tirer cette conséquence. Ils ont dit que Dieu est tout, que tout est Dieu.
Cette doctrine est ce qu’on appelle le « panthéisme ». Elle emploie des mots anciens
mais elle leur donne un sens nouveau. Elle garde les apparences de la religion
mais elle en supprime la réalité. Le panthéisme est comme le revers de
l’athéisme. Aussi a-t-il été condamné à maintes reprises par l’Eglise.
Pour ne pas s’y embourber,
les théologiens évitent autant que possible de dire que Dieu est infini. Ce
sont eux qui jadis, ont introduit ce mot dans le langage religieux. Voyant où
il risque de les mener, beaucoup maintenant le répudient. Ils aiment mieux dire
que Dieu est « l’être parfait ».
Cette définition paraît moins
dangereuse. Elle soulève pourtant, quand on y réfléchit, d’autres
difficultés insurmontables. Au fond, l’être parfait n’est pas plus
concevable que l’Infini.
On ne peut se représenter sa
perfection transcendante que d’après celles que nous pouvons observer en ce
monde. L’homme estime, tout naturellement, qu’il n’en est pas de supérieure à
la sienne. C’est donc d’après lui-même qu’il s’est représenté Dieu. Il l’a créé
« à son image et à sa ressemblance », selon l’heureuse formule du récit de la Genèse,
qui a seulement le tort de renverser les rôles.
Il l’a conçu d’abord sous les traits
physiques du plus noble des humains, d’un très grand monarque, d’un Roi des
Rois, siégeant au plus haut des cieux, sur un trône resplendissant d’or et de
pierreries, vieillard chenu, à la barbe vénérable, au regard étincelant, qu’entourent
des légions d’anges lumineux, chargés de lui présenter les hommages
et les prières de ses sujets et de leur transmettre ses ordres. Cette imagerie
populaire, consacrée par la Bible, par les livres de dévotion et par la
liturgie, continue de s’imposer aux masses. Elle reste le premier
aliment de la piété chrétienne.
Les théologiens sont bien forcés de
reconnaître son caractère irrationnel. Ils ne la retiennent qu’à titre de
symbole. Ils se représentent Dieu sous une forme plus abstraite comme un pur
esprit, qui possède au plus haut degré les attributs les plus élevés de l’âme
humaine, son intelligence, sa sensibilité, sa volonté libre. Ils en font une personnalité
suréminente, qui sait tout, qui est bonne par nature, qui veut en tout le bien.
Cette conception, si quintessenciée
qu’elle soit, n’est guère moins naïve, en son
anthropomorphisme foncier, que celle du grand monarque à la tête chenue. Au
début de ce siècle, un prêtre du diocèse de Paris, l’abbé Marcel Hébert,
directeur de l’Ecole Fénelon, la dénonçait, dans un article très remarqué de la
Revue de Métaphysique, qui marquait sa rupture avec l’Eglise, comme « la
dernière idole » (ce sont ses propres termes) « contre laquelle proteste notre
esprit averti par tant de réflexions et d’expériences ».
De fait, elle ne résiste pas à un
examen critique de la raison.
Déjà l’idée d’un être parfait qui
serait omniscient implique une contradiction latente. Toute connaissance
implique une certaine adaptation, par conséquent une certaine dépendance du
sujet connaissant par rapport à l’objet connu. Nos représentations, dans la
mesure où elles sont vraies, nous sont imposées par la réalité. Il ne nous est
pas permis d’aller contre l’évidence, de constater que le ciel est serein quand
il est chargé de nuages, qu’il fait bon vivre quand les aliments essentiels se
vendent fort cher, que tout va très bien quand on reste sous la menace d’une
guerre mondiale. Un être parfait ayant une parfaite connaissance des choses ne
pourrait les voir que dans leur exacte réalité. Par là, il subirait leur loi et
participerait donc à leur imperfection.
Les théologiens n’échappent à cette
difficulté qu’en reniant leur anthropomorphisme initial. Dieu, disent-ils, ne
procède pas comme nous. Il n’a pas besoin de regarder les choses pour les voir.
Il en possède les idées en lui-même, car c’est lui qui les a faites selon des
modèles préconçus. Il n’a qu’à contempler ces dessins exemplaires, dont toutes
ne sont que des copies.
Fort bien, dirons-nous. Mais alors
c’est Dieu qui a fait monter le prix du pain et baisser notre pouvoir d’achat,
qui provoque les armements et déclenche les guerres. C’est lui qui est la cause
de toutes nos souffrances. Encore ne peut-il en avoir, de ce fait, une vraie
connaissance.
On ne connaît vraiment la souffrance
que dans la mesure où on l’a soi-même endurée et un être parfait, en
raison de sa perfection même, n’en est pas susceptible.
Les sentiments que lui attribuent les
croyants apparaissent dès lors, si l’on y réfléchit, aussi peu concevables que
le savoir universel dont on le gratifie. Comment un pur esprit, étranger à nos
misères, qui n’a pas connu personnellement la souffrance, pourrait-il compatir
à la nôtre ? Toute pitié pour les malheureux est en lui un non-sens.
On peut en dire autant, d’une manière
plus générale, de l’amour qu’il aurait pour les hommes. On n’aime vraiment que
ses semblables ou ceux qu’on se représente comme tels. On aime e son prochain
comme soi-même », selon la formule biblique, parce qu’on se retrouve en lui,
qu’on le conçoit à son image. Nous nous attachons à certains animaux parce que
nous percevons entre eux et nous des traits communs, une lointaine parenté.
Nous sympathisons avec la Nature entière parce que nous lui sommes étroitement
unis et que nous lui prêtons une âme. Le croyant aime Dieu parce qu’il se le
représente pareil à soi-même, qu’il projette en lui sa propre image. Mais un
être parfait, précisément parce qu’il serait parfait, ne pourrait se
faire une telle illusion. Il se verrait trop étranger aux pauvres humains, trop
supérieur à eux, pour sympathiser véritablement avec eux. Dans la mesure où une
personnalité transcendante éprouverait à notre égard un tel sentiment, elle
participerait à notre imperfection. En effet, l’amour n’implique pas seulement
une assimilation tout au moins idéale entre deux êtres, il tend à la réaliser.
Celui qui aime cherche à se rapprocher de l’être aimé. Il s’élève ou s’abaisse
avec lui selon qu’il le trouve supérieur ou inférieur à soi-même. Un dieu qui
aimerait les hommes serait conduit ainsi à les suivre dans leurs vicissitudes,
à partager leurs émotions, à s’inspirer de leurs passions. C’est bien sous cet
aspect que la Bible nous le présente, bienveillant pour tous ceux qui le
servent, fulminant des menaces de peines éternelles contre quiconque ose lui
résister, prompt à la colère mais aussi au regret et même au repentir. Quel
esprit libre ne voit qu’une telle conception se trouve en contradiction
flagrante avec celle d’un être parfait ?
L’idée qu’on se fait de sa volonté
souveraine n’est pas moins incohérente. Quand un homme veut ceci ou cela, c’est
que la chose dont il s’agit lui manque. Il y a là un signe évident
d’imperfection. L’on ne peut donc parler sans se contredire d’une
volonté divine.
Les théologiens masquent la
contradiction en expliquant que cette volonté diffère essentiellement de la
nôtre. Dieu, disent-ils, ne manque de rien car il peut tout ce qu’il veut. Rien
ne s’oppose à sa toute-puissance car rien n’existe ou ne se fait que
parce qu’il le veut.
C’est bien ce qu’exige
l’idée d’un être absolument parfait. Mais ceci achève,
justement, de montrer combien une telle idée est illogique. Si rien n’arrive
qu’autant que Dieu le veut, si rien ne se fait que par lui, notre rôle est
décidément nul. Notre volonté n’est qu’une illusion, une
ombre vaine. C’est donc d’une illusion qu’est faite notre représentation de la
volonté divine. Celle-ci n’est elle-même que l’ombre d’une ombre.
Autre contradiction très grave pour
les croyants. Si notre effort est vain, à quoi bon prier Dieu ? Il est trop
haut et trop parfait pour que nous puissions avoir sur lui quelque influence.
A quoi bon essayer de lutter pour
triompher du Mal et devenir meilleur ? Notre sort ne dépend pas de nous. C’est
Dieu qui en décide.
Ce conflit logique est d’autant plus
gênant pour les catholiques romains que l’Eglise leur enseigne, conformément à
la doctrine des Epitres pauliniennes et de saint Augustin, qu’ils ne
peuvent rien faire de bon sans la grâce divine et que cette grâce, octroyée par
Dieu selon le libre choix de sa providence, est souverainement efficace. Une
foule de théologiens se sont évertués à montrer que cela ne conduit en rien au fatalisme.
Mais ils n’ont même pas réussi à s’entendre. Ils se sont partagés, au XVI’
siècle, en deux écoles rivales, dont l’une, celle des thomistes, disciples de
saint Thomas d’Aquin, représentée surtout par des dominicains, mettait plutôt
l’accent sur l’efficacité du vouloir divin, tandis que l’autre, celle des
molinistes, disciples du jésuite Molina, se recrutant spécialement dans la
Compagnie de Jésus, mettait plus d’insistance à sauvegarder la liberté humaine.
Chacune reprochait âprement à l’autre de compromettre l’idée même de Dieu. La
lutte devint si passionnée que le pape Clément VIII évoqua l’affaire devant son
tribunal et qu’il institua pour la juger une Congrégation dite De auxiliis divince gratice, « Des Secours de la Grâce divine ». Il y eut
des controverses épiques, tragi-comiques, dont l’histoire burlesque
aurait défrayé la verve de Pascal mais a été contée avec une ironie digne des Provinciales
dans un article de jeunesse trop peu connu d’Ernest Renan. Finalement, en
1607, après dix ans de controverses, le pape Paul V renvoya les plaideurs dos à
dos et leur interdit de rouvrir le débat. C’était, pour la théologie, une
déclaration de faillite, l’aveu de son impuissance à se dépêtrer de ses
contradictions internes.
En somme, l’idée que nous croyons
avoir de Dieu peut d’autant moins servir à prouver son existence qu’elle-même,
à vrai dire, n’existe pas. Ce n’est qu’une pseudo-idée, une image confuse et
fuyante sans aucune consistance, qui s’évanouit dès qu’on veut la serrer d’un
peu près.
Les théologiens mystiques, qui
représentent en cette matière le fin du fin, en conviennent eux-mêmes. Leur
grand maître, l’inconnu du VI` siècle qui a pris le pseudonyme de e Denis
l’Aréopagite », le fameux saint Denis, dont une légende longtemps accréditée a
fait le premier évêque de Paris, écrit à ce sujet, dans un traité célèbre, que
nous ne pouvons pas dire de Dieu ce qu’il est mais seulement ce qu’il n’est
pas.
Nous dirons, nous, plus brièvement et pour parler net,
qu’il n’est pas ».
III
Qu’importent, maintenant, les autres
preuves auxquelles on a recours afin d’établir malgré tout qu’il existe,
puisqu’on n’arrive seulement pas à se faire de lui une idée cohérente ?
Evoquons-les, pourtant, car il suffira d’un examen rapide non seulement pour
constater leur propre insuffisance mais pour en tirer de nouvelles raisons en
faveur de l’athéisme.
L’argument dont les croyants se
réclament le plus souvent est celui de la causalité. Il se fonde sur une vue
sommaire et très vague du monde physique. Tout, nous dit-on, commence pour
finir. Tout être et, d’une manière générale, tout mouvement vient d’un autre et
celui-là d’un autre. Mais on ne peut remonter ainsi à l’infini. On
n’expliquerait jamais rien si l’on ne s’arrêtait à une cause première de laquelle
tout dépend sans qu’elle-même dépende d’aucune autre. Cet agent initial se
suffisant à lui-même n’est point assujetti aux misères de notre condition ni
appelé à disparaître. Son être s’épanouit sans aucune limite dans l’espace et
dans le temps. En lui se trouvent réunies indéfectiblement toutes les qualités
qu’il nous est possible de concevoir. C’est lui que nous appelons Dieu.
L’argument peut prendre les formes
les plus variées selon qu’il naît du spectacle incessant des générations
humaines, de celles des animaux ou des plantes, des mouvements que nous pouvons
observer sur terre, dans notre système planétaire, dans l’ensemble du monde. Il
se fonde essentiellement sur l’impossibilité de remonter à l’infini dans la
série des causes, sur la nécessité où nous sommes d’admettre un être initial,
un « premier moteur » de qui tout vient sans que lui-même ait jamais
commencé.
Mais une remarque préjudicielle
s’impose. Ce dieu par lequel on veut tout expliquer n’explique rien,
puisque lui-même demeure inconcevable, puisqu’on ne peut essayer de se le
représenter sans aboutir à des contradictions inextricables, puisque les
croyants eux-mêmes sont forcés de convenir qu’il est mystérieux
par nature. Recourir à lui pour résoudre la question des origines, c’est se
débarrasser d’un problème difficile pour lui en substituer un autre plus
obscur.
Pourquoi ne pas admettre plutôt que c’est
le monde qui existe par lui-même, que, si ses formes sont toujours changeantes,
sa matière subsiste à travers tous ces changements et n’a pas plus commencé
qu’elle n’est appelée à finir ? Nous restons ainsi sur le terrain solide des
réalités palpables, des expériences sans cesse renouvelées, au lieu de nous
perdre dans les fictions des rêveries mystiques.
Si cette conception se heurte à des résistances,
c’est qu’elle va contre les préjugés courants. On se figure la matière comme
une masse inerte, passive par nature, qui ne peut se mouvoir que si elle reçoit
une impulsion du dehors. Rien n’est plus faux. Dans les moindres atomes, la
chimie décèle aujourd’hui un système complexe de forces vives toujours en
mouvement. Si nous ne les voyons pas, si nous avons besoin d’un effort
considérable pour nous les figurer, c’est que notre oeil
est un organe trop grossier pour démêler de telles petitesses, comme il est
trop chétif pour saisir les grandes masses. Simplement adapté à nos besoins
journaliers, il ne peut nous donner qu’une vue pratique des objets d’un usage
courant. Seule la science, perfectionnant et complétant nos sens par des
instruments de plus en plus subtils et délicats, nous permet d’atteindre à une
connaissance plus nette et plus précise du monde. Par elle, nous constatons
qu’une menue parcelle de matière est comme un bloc d’énergies puissantes dont
la rupture accidentelle suffit à provoquer des ébranlements formidables et qui
ne se désintègrent ou ne se désagrègent que pour s’intégrer ensuite en de
nouveaux agrégats. L’univers entier nous apparaît dès lors comme un ensemble,
défiant toute imagination, de forces perpétuellement tendues qui se déploient
sans fin dans l’espace et dans le temps et qui se combinent sous les formes les
plus variées sans s’épuiser jamais. Il est, dans ces conditions, bien inutile
de recourir à l’intervention d’une personnalité transcendante pour expliquer
l’origine lointaine des scènes perpétuellement mouvantes de la Nature.
Non seulement l’existence d’un
premier être qui aurait tiré le monde du néant n’est pas établie, mais encore,
si l’on y réfléchit, elle soulève maintes contradictions, elle apparaît
contraire à la raison.
Si rien n’existe que par
Dieu, c’est qu’il subsiste par lui-même. Il se suffit à lui seul et n’a besoin
de rien. Pourquoi donc s’est-il décidé à faire quelque chose ? Est-il
raisonnable de supposer que le monde est dû à un caprice de l’Éternel ?
On nous dit que le bien
cherche à se répandre. C’est jouer sur les mots que d’attribuer ainsi à l’être
incréé, hors de qui rien n’aurait existé d’abord, le souci qui porte de bonnes
créatures à soulager le mal qu’elles voient autour d’elles, à subvenir aux
misères humaines.
Mais admettons cette
façon de voir, si peu fondée, si incohérente soit-elle. Nous aurons encore à
nous demander pourquoi Dieu a créé le monde à tel moment plutôt qu’à tel autre.
Le seul énoncé d’une telle question en montre l’inconsistance. Le temps est
fonction du mouvement, du changement. Il n’existe pas en dehors de la matière
perpétuellement changeante et mouvante. D’autre part, l’éternité n’a pour nous
un sens, elle ne peut se concevoir que comme un temps ininterrompu qui n’a
pas eu de commencement et n’aura pas de fin. Ce passage de l’éternité au temps,
ce qu’on appelle la création, est donc un non-sens.
Revenons à notre pourquoi. On a cru
pendant des siècles, dans les milieux juifs et musulmans, que le monde a été
créé quatre mille ans avant notre ère. Son ancienneté présumée se chiffre
aujourd’hui, les croyants les plus doctes le reconnaissent, par de nombreux
milliards d’années. Comptons-en autant de myriades qu’on voudra,
nous pourrons toujours nous demander pourquoi tant et non pas davantage.
Puisque le bien est porté par nature à se répandre, pourquoi ses effusions
sont-elles ainsi limitées dans leur principe même ? Point de solution à
cette difficulté si l’on admet que le monde n’a pas toujours existé.
Impossible d’ailleurs de nous
représenter ce que pouvait bien être ce créateur avant la création. Dirons-nous
qu’il vivait sa « vie », selon la formule rituelle qui revient fréquemment dans
la Bible : « Je vis, dit le Seigneur » ? Mais le mot vie est emprunté à
notre monde des vivants et perd sa signification dès qu’on l’applique à ce qui
existait auparavant. Le définirons-nous par la pensée ? Pouvons-nous le
concevoir se disant à lui-même : « Je pense, donc je suis » ? Mais, pour penser
à quelque chose, il faut que quelque chose existe. Étant seul à exister, Dieu
ne pouvait penser qu’à lui-même, à sa propre pensée. Cette « pensée de la
pensée », qui n’aurait pas d’autre réalité qu’elle-même, est comme l’ombre
d’une ombre. Elle échappe au regard dès qu’on cherche à y voir un peu clair. On
a souvent évoqué la formule célèbre de L’Exode où Iahvé se définit
lui-même à Moïse : « Ehié asser
ehié » ; dans le latin de la Vulgate : « Ego sum qui sum » ; en bon
français : « Je suis comme je suis ». On s’est extasié sur la profondeur de
cette formule. Comprenne qui pourra ; quant à moi, je ne vois là que des mots
dépourvus de signification et, sous une fausse apparence d’être, un pur néant.
Projetée hors du monde matériel et
posée avant lui, l’idée qu’on croit la plus riche se trouve vidée de tout son
contenu. Il ne reste plus qu’un mot sans aucun sens réel, qu’on emploie sans
savoir ce qu’on dit, parce qu’il est commode et qu’il fournit un semblant de
réponse au problème mal posé de l’origine du monde.
Laissons là cet idéalisme trompeur
dans lequel se complaisent les scolastiques de tout ordre et revenons aux
réalités visibles, dont nos idées ne sont que de simples reflets.
Les traditionalistes y reviennent
aussi pour donner à leur preuve physique de l’existence de Dieu une
forme nouvelle et plus pressante. C’est ce qu’ils appellent l’argument des
causes finales.
Le monde, disent-ils,
nous offre le spectacle d’un ordre merveilleux, qui s’affirme dans tous les
domaines, dans chacun des organes de notre corps, dans ceux des animaux les
plus imparfaits et des plus humbles plantes, dans la contexture géométrique du
moindre cristal, comme dans la marche harmonieuse de notre système solaire. Une
organisation si complexe, d’un goût si raffiné se révèle comme l’oeuvre d’un prodigieux artiste qui dispose à son
gré de la matière.
Avant de conclure à l’existence
d’un tel ordonnateur, demandons-nous en quoi consiste, au juste,
l’ordre dont on nous parle. On nous dit qu’il se caractérise essentiellement
par une adaptation de certains moyens en vue d’un certain but. Ordre et
finalité sont synonymes. Une horloge est un mécanisme bien ordonné parce que
tous ses rouages sont disposés en vue d’une certaine fin. C’est à son image que
souvent on se représente le monde quand on dit qu’il est bien ordonné, qu’il ne
peut donc se concevoir sans un ordonnateur. Rappelons-nous le propos bien connu
de Voltaire :
« Pour ma part plus j’y
pense et moins je puis songer
Que cette horloge marche et n’a
pas d’horloger. »
Malgré tout son esprit critique,
Voltaire est ici dupe d’une singulière illusion. Assurément, si le
monde est une horloge, il est l’oeuvre d’un horloger.
Seulement, c’est là une conjecture gratuite, qui suppose ce qui est en
question. Une horloge est faite pour un but précis, celui de marquer les heures
et les minutes, de mesurer le temps. Qui pourra établir, d’un point de vue
purement rationnel, quelle est la destination du monde, ou même simplement
qu’il en a une ?
Les partisans de la finalité sont
dupes de cette illusion qui s’appelle « l’anthropomorphisme », et qui
consiste à tout nous représenter d’après nous-mêmes. Comme le propre de notre
intelligence est de se proposer certaines fins, de prendre, pour les réaliser,
des moyens appropriés, de se fabriquer des instruments utiles et de réaliser
ainsi des oeuvres harmonieuses, nous sommes portés à
croire que tout ce qui ressemble de près ou de loin à nos créations est
également prémédité, que tout a été conçu en vue d’une certaine fin. Comme,
d’autre part, nous dominons tous les autres êtres, nous nous imaginons
volontiers que tous ont été faits pour nous. Le récit biblique de la Création
explique gravement que le soleil et la lune sont deux luminaires » qui ont été
créés au troisième jour et fixés au firmament pour nous éclairer le jour et la
nuit. Maints apologistes de la Providence ont signalé bien d’autres « harmonies
de la nature », jusqu’à Bernardin de Saint-Pierre qui nous apprend
que, si le melon a des côtes bien taillées, c’est qu’il est fait pour être
mangé en famille.
Une telle interprétation est naïve et
enfantine. Tout s’explique très bien, sans la moindre finalité, par un
enchaînement continu de causes et d’effets. Si l’homme en juge autrement, s’il
estime que le monde a été fait pour lui, c’est parce que lui-même s’est
fait au monde, parce qu’il s’y est progressivement
adapté. Mais combien de ses concurrents éventuels ont disparu parce qu’ils ne
s’étaient pas suffisamment adaptés ! S’il a survécu, ce n’est point par la
grâce fortuite d’une providence arbitraire. C’est en vertu de la sélection naturelle,
qui fait que, dans la lutte pour la vie, les plus aptes, les mieux adaptés,
l’emportent. Au cas où il aurait disparu, il ne serait plus question d’aucune
finalité.
Gardons-nous donc de prendre l’effet
pour la cause et de croire que tout a été fait pour l’homme. Autant vaudrait
dire que la Seine a été faite pour Paris et s’explique par lui. C’est plutôt
lui qui s’explique par elle, qui, campant sur ses rives, l’a progressivement
endiguée et pliée à son service. De même l’oeil n’a
pas été fait pour voir, mais il a servi à voir ; et par l’usage de la vue, il s’est
peu à peu perfectionné à travers les espèces animales jusqu’à devenir pour nous
l’instrument primordial de la recherche scientifique. La main est aussi un
organe de première valeur, mais elle ne l’est devenue que par nos lointains
ancêtres. On peut en dire autant de tous les autres organes, des plus délicats
comme des plus grossiers, non pas seulement des nôtres mais de ceux des
animaux, des plantes, de tous les êtres vivants. Tous sont le résultat d’une
lente adaptation qui, par un effort continu, s’est peu à peu élevée, à travers
d’innombrables millénaires, des formes inférieures aux plus parfaites.
Ainsi l’ordre du monde, dans la
mesure où il existe, s’explique fort bien sans l’intervention d’un artisan
divin. Encore faut-il remarquer qu’il est très imparfait, qu’il s’accompagne de
nombreux désordres. Ceci est un autre aspect de la question, qui nous mène tout
droit à une solution beaucoup plus radicale.
Tout n’est pas pour le mieux, quoi
qu’on en ait dit, dans le meilleur des mondes. Pour nous en rendre compte, nous
n’avons qu’à nous observer nous-mêmes. Si l’homme est le chef-d’oeuvre
du Créateur, c’est en lui surtout que l’ordre du cosmos doit être sans défaut.
Prenons donc l’oeil,
qui semble être, de tous nos organes, le plus harmonieux et le plus délicat. Le
grand physicien Helmholtz avait coutume de dire qu’il écarterait le fabricant
qui lui offrirait un appareil d’optique aussi mal fait.
Effectivement, d’innombrables
opticiens ou oculistes gagnent leur vie à corriger ses imperfections, comme les
oto-rhino-laryngologistes à remédier aux défauts des oreilles, du nez et de la
gorge, et une foule d’autres spécialistes à redresser d’autres vices spéciaux
de notre conformation. Non seulement les meilleurs de nos organes ne sont qu’imparfaitement
adaptés à leurs fonctions mais il y en a qui, tout en ne rendant aucun service,
constituent un danger permanent et dont l’ablation s’impose parfois d’urgence.
Tel est le cas de l’appendice iléo-cæcal, dont l’inflammation subite a causé
des morts incalculables.
Ce n’est pas seulement
dans telle ou telle de ses parties que l’organisme humain se montre défectueux,
c’est dans tout son ensemble. Notre corps porte en lui des légions d’ennemis
invisibles, de microbes pathogènes, qui engendrent toutes sortes de maladies
mortelles.
Il est si imparfaitement adapté au
monde extérieur qu’un simple écart de température peut lui être fatal et que,
dans la plupart des climats, il ne peut assurer sa subsistance qu’au
prix d’efforts très durs sans cesse renouvelés.
Pour se maintenir au sein d’une
Nature souvent hostile, l’homme a besoin de s’associer à ses semblables. Or, il
s’accommode si mal, par égoïsme ou par étroitesse d’esprit, à la vie
sociale qu’il est souvent en lutte avec ses voisins. Bien plus, à
mesure que ses relations s’étendent, les conflits vont en s’élargissant.
L’histoire de l’humanité est faite de guerres
incessantes, qui sont allées toujours en s’aggravant et dont les plus récentes,
d’une portée mondiale, ont dépassé en horreur toutes les précédentes.
Comment concevoir que tout cela ait
été voulu par Dieu ? Comment un être infiniment sage, souverainement bon et
tout-puissant aurait-il pu se complaire à créer un être si chétif, sujet à tant
de maladies, exposé à toutes sortes d’intempéries, sur une terre inculte où il
ne pouvait se nourrir que par un travail très dur et journalier, au milieu
d’animaux sauvages contre lesquels il avait sans cesse à se défendre ? Comment
Dieu l’aurait-il fait si misérable, alors que, pour lui assurer une existence
moins rude, plus favorable à son essor culturel, il n’avait qu’à le
vouloir ?
Mais, pour nous former un jugement
très sûr, nous n’avons pas besoin de remonter aux origines de
l’humanité. Tenons-nous en au temps présent. Rappelons-nous les horreurs de la
guerre mondiale d’où nous sortons à peine, ces tueries abominables où tant de
millions d’innocents, hommes et femmes, vieillards et enfants, ont péri, ces
destructions sauvages et l’affreuse misère qui en est résultée
et qui nous étreint aujourd’hui.
Si un homme avait pu, avant le
déchaînement du drame, se rendre un compte exact de toutes ses conséquences, s’il
eût pu l’empêcher, s’il n’avait eu besoin pour cela que
de dire un mot, de faire un simple signe, de le vouloir, et s’il ne l’avait
point voulu, s’il avait délibérément laissé les hommes s’entre-tuer, nous
serions tous d’accord pour dire que c’est un criminel et que son crime dépasse
en monstruosité ceux de ses pires devanciers. Voilà, pourtant, le rôle qu’il
faudrait attribuer à Dieu, s’il existait vraiment. Puisque le propre de sa
nature est de posséder toutes les perfections à leur plus haut degré, rien de
ce qui sera comme de ce qui fut ne saurait échapper à sa vue, nulle puissance
au monde ne peut lui résister. Pour empêcher la grande catastrophe, il n’avait
qu’à le vouloir.
Ses adorateurs en sont tellement
convaincus que tous, dans les deux camps, l’en ont prié, supplié, conjuré.
Comment ne voient-ils pas que l’insuccès total de leur démarche atteste la
vanité de leur croyance ? C’est qu’ils évitent d’y penser. La foi de leur
enfance, entretenue par leur milieu social, garde sur eux une telle emprise que
le doute même leur fait peur et que, pour ne pas s’y laisser entraîner, ils
ferment les yeux à l’évidence.
Nous n’avons pas le droit d’agir
ainsi et de renier notre raison. Concluons donc avec une ferme assurance que,
si l’ordre du monde peut s’expliquer sans Dieu, les désordres qui
s’y montrent ne sauraient s’expliquer avec lui et nous fournissent une nouvelle
preuve de sa non-existence.
IV
Les croyants s’insurgent contre cette
conclusion négative au nom de la morale, et ils tirent de là un dernier
argument en faveur de leur foi. C’est l’abri ultime où ils se réfugient.
Laissons, disent-ils finalement, les
disputes théoriques qui ne servent à rien. Plaçons-nous sur le terrain de la
vie pratique, le seul qui compte vraiment. Il faut à tout homme une morale qui
règle ses rapports avec son entourage, sans quoi il ne serait pas sociable, il
se comporterait avec ses pareils comme une bête sauvage et n’aurait rien
d’humain. Or, il n’y a pas de morale sans religion ; la conscience suppose la
croyance. Le relâchement de la foi entraîne celui des moeurs
et l’incroyance totale aboutit au désordre. Un athée ne peut être un honnête
homme. Pour vivre normalement, il faut croire en Dieu.
Eh bien, non ! Ce n’est pas vrai.
J’ai connu dans ma vie, déjà assez longue, beaucoup de croyants et beaucoup
d’incroyants. J’ai pu ainsi constater que les seconds valent bien les premiers.
Certes, j’ai trouvé parmi les croyants beaucoup d’âmes droites et de coeurs généreux. Mais j’ai rencontré aussi parmi les
incroyants des gens d’une haute conscience, d’un dévouement éclairé, d’une
délicatesse exquise. C’est parmi eux que j’ai découvert les plus beaux
spécimens d’humanité qu’il m’ait été donné de connaître.
L’expérience d’une génération et même
de plusieurs est bien courte. Pour qu’elle soit décisive, il faut la faire
porter sur de longs siècles. C’est le rôle de l’historien. Or l’histoire nous montre
avec une clarté saisissante que les époques les plus religieuses n’ont pas été
les plus exemplaires, et que les milieux les plus croyants ont souvent donné
les plus mauvais exemples. Lisez le petit livre, trop peu connu, d’un homme
d’Eglise, Mgr Duchesne, sur Les premiers Temps de l’État pontifical. Vous
y verrez par quelles pieuses escroqueries - telle une lettre de saint Pierre
lui-même, gardien des clefs du Paradis, au chef du noble royaume des Francs,
notre Pépin le Bref - par quel faux audacieux, comme la prétendue
« donation » de Constantin, par quels tissus de louches intrigues et
de honteux maquignonnages, de promesses mal tenues et de profitables parjures,
a été constituée cette théocratie chrétienne où l’évêque de Rome, « l’apostolique »,
comme on disait alors, souvent rongé de vices, a joué le rôle de vice-Dieu.
Vous constaterez sur des témoignages contemporains, non de rationalistes ou de
libres penseurs - espèce inconnue à cette sombre époque - mais de prêtres ou de
moines pieux et craignant Dieu, à quelles guerres interminables, à quelles
horribles cruautés, à quelles libres débauches se livrèrent souvent les papes
de ce temps. Oh ! Certes la foi restait entière, mais les moeurs
étaient singulièrement perverties. Rome était devenue un coupe-gorge, le palais
de Latran, résidence papale, un mauvais lieu.
Ce sont des abus du même genre qui,
quelques siècles plus tard, au temps d’Alexandre VI, de Jules II et de Léon X,
provoquèrent le schisme de Luther et de Calvin. Seule la crainte de voir son
autorité définitivement ruinée amena la papauté à se réformer elle-même. Encore
sa réforme officielle, qui n’était qu’une contre-réforme, se fit-elle assez peu
sentir. L’État pontifical offrit jusqu’au bout un singulier mélange de foi
robuste et de faible moralité. C’est après son absorption par le royaume
d’Italie que, sous l’action de dirigeants laïques dont beaucoup étaient fort
peu croyants, les masses laborieuses, enfin libérées d’une théocratie désuète,
ont acquis une conscience nette de leurs devoirs civiques.
Qu’on ne vienne donc pas nous dire
que la morale est indissolublement unie à la religion ! Elle l’est si peu que
nous voyons aujourd’hui un grand pays tel que l’U.R.S.S. régi par un parti qui
professe l’athéisme et le fait enseigner dans les écoles, qui n’en pratique pas
moins et n’en impose pas moins à tous une discipline très stricte à base de
dévouement à l’intérêt commun.
Allons plus loin. Quand bien même ces
grandes leçons feraient défaut, quand bien même il semblerait qu’on ne peut
vivre en homme sans croire en Dieu, on n’aurait pas le droit d’en conclure que
Dieu existe. L’utilité d’un dogme ne prouve pas sa vérité.
La satisfaction intime qu’un chrétien
pieux éprouve à s’entretenir avec le Christ ou un bouddhiste avec le Bouddha, ne
suffit pas à établir que le Bouddha ou le Christ ont bien réellement vécu. La
conscience qu’a un croyant, quand il fait son devoir, d’obéir ainsi à Dieu, ne
démontre pas davantage qu’il y a un dieu.
Des moralistes ont prétendu,
pourtant, le démontrer en analysant l’idée même d’obligation morale.
La conscience, observent-ils, nous
dit à tous que nous devons faire certaines choses et en éviter d’autres. Ce
devoir se présente à nous comme un ordre souverain, ou, selon la formule de
Kant, comme un « impératif catégorique », qui ne supporte ni discussion, ni
réserve. Or il n’y a pas de loi sans législateur, et une loi comme celle-là,
qui s’impose d’une manière absolue à tous les hommes, suppose un législateur
qui les domine tous. C’est ce maître transcendant que nous appelons Dieu.
Il est facile aux athées
de répondre que ce raisonnement, inattaquable dans son principe, est nettement
vicieux dans sa conclusion. Oui, la conscience dicte à chacun de nous tous un
ensemble de devoirs, qui se présentent comme des impératifs catégoriques. Oui,
ces impératifs ne peuvent émaner que d’une autorité supérieure à
tout homme, puisqu’ils s’imposent à tous sans exception. Mais, pour
trouver une telle autorité, nous n’avons pas besoin de nous élever jusqu’à un
ciel mythique où elle aurait son siège et d’essayer de concevoir un dieu
inconcevable. Il nous suffit de rester sur terre, dans le domaine des réalités
positives qui tombent sous nos sens.
Chacun de nous dépend de
la société qui l’entoure. C’est elle qui nous impose nos façons de parler, de
penser, de sentir et d’agir. Dès notre première enfance, notre famille nous a
tracé des règles précises qu’il ne nous était pas permis d’enfreindre. A
l’école, nos maîtres les ont réitérées et ils en ont formulé une foule d’autres
également impérieuses. Plus tard, quand le cercle social s’est élargi, les
ordres se sont multipliés et renforcés. Chaque jour ils se rappellent à notre
souvenir sous les formes les plus variées, avec une vigueur qui, loin de
fléchir, ne fait souvent que se raidir. Par les propos familiers de notre
entourage et par les réflexions de nos chefs, par les livres et les journaux
que nous lisons, par la radio, par tous les moyens dont la société dispose pour
influer sur nous, ils se confirment, se complètent et se précisent. C’est de
tout cet ensemble de prescriptions, prenant le plus souvent la forme
d’interdits, que s’est formée notre conscience. Elle en est la résultante
infiniment complexe, la synthèse vivante, toujours plus ou moins instable. La
loi qu’elle formule est comme un écho intérieur, répercuté sans fin, de toutes
celles qui nous sont imposées du dehors. C’est un produit éminemment social.
Ce qui le montre bien
c’est qu’elle varie singulièrement avec les sociétés dont elle traduit les
exigences. Suivons-la chez nous aux diverses époques de notre histoire. La
conception du devoir n’était assurément pas la même au temps des Celtes et des
Gallo-Romains, de Clovis et de Charlemagne, de Saint-Louis et de Louis XIV, et
elle a beaucoup évolué de la grande Révolution à notre IVe
République. Elle ne change pas seulement d’une époque à une autre, mais plus
encore, à tout moment, d’un pays à un autre. Que de différences, à cet égard,
entre la conscience d’un indigène australien, d’un Patagon, d’un Bantou, celle
d’un Chinois, d’un Japonais, d’un Yankee, celle d’un Anglais, d’un Italien,
d’un Allemand, d’un Russe d’aujourd’hui ! De telles constatations permettent
d’affirmer résolument que la loi morale s’explique très bien par son milieu
social. Ce n’est que par une méconnaissance radicale de sa véritable nature que
l’on a pu s’en servir pour essayer de prouver qu’il
y a un dieu.
Non seulement elle ne
fournit pas la preuve demandée, mais encore, pour qui l’étudie d’un
peu près, elle mène à une conclusion diamétralement opposée.
La loi morale peut être envisagée
sous deux aspects très différents, l’un théorique, l’autre pratique. Sous
quelque angle qu’elle se montre à nous, elle apporte à la raison des arguments
nouveaux contre la foi sur laquelle on prétend la fonder.
Une théorie rationnelle du devoir
postule si peu, quoi qu’en ait dit Kant, l’existence de Dieu, qu’elle amène
plutôt à la nier.
Si c’était un législateur
transcendant, infiniment sage, souverainement puissant, ineffablement bon, qui
a dicté les règles que nous avons à suivre pour bien conduire notre vie, ne
devrait-il pas lui-même, pour se faire bien obéir, se faire bien connaître ?
Sans doute on nous raconte qu’il s’est révélé aux hommes en maintes
circonstances. Mais il s’agit toujours de quelque tête-à-tête
mystérieux avec quelque personnalité mal connue, dont l’existence même est
souvent contestable. Les témoignages fournis à ce sujet sont vagues et confus,
souvent naïfs et enfantins, ou même fictifs et mensongers. Ils s’accordent si
peu qu’ils se contredisent étrangement. Devant ces affirmations gratuites, ces
imprécisions décevantes, ces contradictions flagrantes, des hommes réfléchis en
viennent finalement à se dire, parfois bien malgré eux, que tout cela est
illusoire.
Ceux mêmes qui voudraient garder l’ancienne
foi, s’ils tiennent pourtant à s’inspirer aussi de leur raison, se montrent
hésitants. Ecoutez la plainte qu’Alfred de Musset a fait entendre, avec une
sincérité mélancolique, dans cet Espoir en Dieu où s’affirme
pourtant un tel besoin de croire :
« O toi, que nul n’a pu
connaître
Et n’a renié sans mentir,
Réponds-moi, toi qui m’as fait naître
Et demain me feras mourir.
Puisque tu te laisses comprendre,
Pourquoi faire douter de toi ?
Quel triste plaisir peux-tu prendre
A tenter notre bonne foi ? »
Etrange logique de ce poète, qui s’est
proclamé bien à tort « le moins crédule enfant de ce siècle sans foi » ! Est-ce
donc « mentir » que « renier » un être de qui on déclare que, s’il
nous a « fait naître », demain il nous « fera mourir », qu’il fait douter de
lui et qu’il prend « un triste plaisir à tenter notre bonne foi » ? Comment
peut-on croire en lui alors qu’on le considère comme s’enveloppant
de mystère et jouant, pour ainsi dire, à cache-cache avec nous ?
Plus grave encore et
plus accablant pour les partisans d’une morale religieuse est le désaccord qui
se manifeste au sujet de son contenu entre les diverses religions. S’il
existait un premier être qui serait le maître suprême des humains et qui leur
dicterait des règles pour la bonne conduite de leur vie, il devrait non
seulement se révéler à eux pour leur imposer le respect de son autorité
souveraine, mais encore et surtout leur manifester sa volonté d’une façon assez
claire pour qu’elle soit connue de tous en tout pays et en tout temps. Or, nous
l’avons déjà constaté, cette seconde exigence morale est aussi peu
réalisée que la première. Les divergences s’affirment aussi nettes et aussi
graves sur la nature de la loi que sur celle du législateur.
Trois grandes religions
- le christianisme, l’islamisme, le bouddhisme - se partagent la
plus grande partie du monde. Or, chacune d’elles offre à ses adeptes un idéal
de vie et un code moral qui diffèrent grandement de ceux que présentent les
deux autres. Bien mieux, chacune varie étrangement sur ce même idéal et sur ce
même code. Il y a des conceptions, des interprétations fort diverses de la
doctrine attribuée au Bouddha, de celle qu’a prêchée Mahomet. Un des premiers
représentants de l’Union Rationaliste, Albert Bayet, a écrit tout un livre sur Les
Morales de l’Evangile. Il serait facile d’en ajouter un autre sur les Morales
des E$lises, où l’on montrerait que les diverses
confessions chrétiennes - Eglise catholique romaine, Eglise orthodoxe, soit
grecque, soit slave, Églises luthérienne, calviniste, anglicane - ont pris dans
l’Evangile ce qui leur convenait, et ont donné des interprétations très
divergentes des directives attribuées au Christ. Encore convient-il d’ajouter
que même au sein du catholicisme, où l’unité de la foi s’affirme plus qu’ailleurs,
la morale des masses auxquelles s’adresse le clergé séculier contraste
singulièrement avec celle dont s’inspirent les congrégations ou associations
religieuses, que celle des jésuites a été violemment opposée par Blaise Pascal
à celle des jansénistes, considérée par lui comme la seule conforme à
l’orthodoxie augustinienne, que celle des dominicains s’est souvent heurtée à
celle des franciscains, et que la règle des carmélites contemplatives de
Lisieux s’accorde assez mal avec celle des moines batailleurs.
S’il y avait réellement
un dieu qui s’intéresse au comportement de l’humanité, qui ait le souci de la
diriger, de lui donner des lois, comment pourrait-il permettre, lui le
Tout-Puissant, que ceux qui prétendent parler en son nom lui attribuent des
ordres si nettement contradictoires ? La cacophonie qui règne en ce domaine
montre bien qu’il n’y a pas de chef d’orchestre pour le régler.
Laissons la théorie du devoir.
Passons à la pratique. Venons à ce que l’on appelle la morale appliquée. Nous
constaterons que ses applications varient singulièrement selon qu’on la
considère sous l’angle de la raison ou celui de la foi.
La raison nous dit que c’est la
société qui, en nous disciplinant, a fait de nous ce que nous sommes et qu’il est
donc naturel que tout notre être lui soit subordonné. Vivant par elle, il est
juste que nous vivions pour elle. L’homme se doit avant tout à sa famille, de
laquelle il a d’abord tout reçu et qui reste normalement son meilleur soutien.
Il se doit à sa patrie, qui joue auprès de lui le rôle d’une grande famille. Il
se doit à l’ensemble de l’humanité, qu’il est amené à considérer
comme une grande patrie, dans la mesure où il constate l’interdépendance des
nations et où il se voit devenu un « citoyen du monde ».
La situation apparaît tout autre au
regard de la foi. Mettons-nous dans l’état d’âme d’un croyant. Supposons avec
lui que c’est Dieu, en d’autres termes un être souverainement parfait, qui a
fait l’homme, qui assure sa subsistance et qui lui dicte sa ligne de conduite.
Etant son premier principe, il doit être aussi sa fin dernière. Le devoir
essentiel de chacun est donc de se soumettre absolument à lui, de ne vivre que
pour lui. Les exigences de la société ne comptent pas devant celles de la
religion. L’homme exemplaire n’est pas le travailleur
persévérant qui, dans sa profession, s’applique de son mieux à
servir son pays. C’est le moine contemplatif, qui, dédaigneux de ce
monde éphémère, concentre sa pensée sur l’Eternel, qui mortifie sa chair pour
vivre en esprit avec lui, qui s’anéantit devant lui pour se perdre
en sa plénitude infinie.
Un tel programme est la ruine de
toute morale collective. Il en sacrifie la réalité sociale à une illusion
mystique. Le danger n’est que trop évident. Il y a par le monde, même en notre
siècle si épris de science et de raison, des millions de rêveurs d’utopie
qui désertent ainsi le monde, auquel ils se devaient, pour suivre un vain
mirage.
Sans doute un tel idéal est trop vaporeux,
trop quintessencié pour séduire la grande masse des croyants. Mais leur foi,
pour être plus concrète et matérielle, n’en constitue pas moins, du point de
vue moral, un très grave péril. Quand on se dit qu’il y a un dieu qui a fait le
monde et qui le gouverne, on est naturellement amené à penser que rien n’arrive
contre son gré, que par conséquent tout pouvoir établi vient de lui. On accepte
donc les ordres les plus arbitraires des dirigeants comme s’ils étaient
l’expression de la volonté du Très-Haut. L’on s’y soumet d’autant plus
docilement que les chefs, pour se faire mieux obéir, parlent volontiers au nom
de Dieu et se présentent comme ses lieutenants. Ainsi se sont formées, selon
l’expression de Hugo : « Ces deux moitiés de Dieu : le pape et l’empereur. »
Ainsi se perpétuent toutes sortes d’abus et d’injustices.
Trop souvent, la religion apparaît,
selon une autre formule célèbre, d’une profonde vérité, comme « l’opium du
peuple ». Elle aide les exploiteurs à gruger les masses laborieuses, à
leur inculquer un esprit de résignation qui coupera court à toute réclamation
et à toute révolte en faisant miroiter à leurs yeux la vision fallacieuse d’une
vie d’outre-tombe qui ne finira pas et où chacun recueillera la juste
récompense de ses mérites et de ses sacrifices.
Au fond, la croyance en Dieu se
trouve intimement liée à un système social que la conscience des masses,
progressivement évoluée, a fini par juger profondément immoral. Si les athées
répudient la foi traditionnelle, ce n’est donc pas seulement parce qu’ils
voient se retourner contre elle l’argument d’autorité basé sur le témoignage
des croyants, celui de la raison pure déduit de l’idée même de Dieu, ceux de la
cosmologie prétendue rationnelle invoquant la nécessité d’une cause première et
d’une fin dernière. C’est aussi et surtout parce qu’ils ont compris que ses
dogmes fictifs vont contre la vraie morale, contre les exigences sociales du
monde où nous vivons.
La croyance en Dieu n’est pas une
simple illusion, une erreur purement théorique. Elle fausse la direction
pratique de la vie. En l’orientant vers un idéal chimérique, elle la détourne
des réalités sociales, des besoins essentiels de la collectivité humaine, qui
est à la fois le premier moteur et la fin ultime de toute moralité.
Voilà pourquoi j’ai cru devoir en
faire, au cours de cette conférence, une étude serrée. La longueur et
l’austérité de mon exposé trouveront, j’espère, une excuse dans l’importance
vitale du sujet.
Pourquoi existe-t-on?
(La question du Libre Arbitre et gagner le Paradis)
Source
: https://libresansdieu.wordpress.com/2011/11/07/pourquoi-existe-t-on/
Quand
j’entends le cliché « la science explique comment, la religion explique pourquoi
», je me marre doucement, pour pas te réveiller.
La prétention chrétienne a expliquer
le pourquoi des choses est assez rigolote. Si on prend le pourquoi central du
christianisme: « pourquoi est-ce que j’existe? » on se rend compte que la
théologie chrétienne n’explique rien.
Alors posons la question: pourquoi
est-ce que j’existe? Et quand je dis « je », je veux dire moi, sous ma forme
actuelle. Avec un corps, de la matière tout ça. Réponse chrétienne: la vie sur
terre, donc dans une forme matérielle, est une sorte de test visant à
déterminer les « bonnes » personnes à envoyer au Paradis. Problème avec cette
réponse: ça n’explique toujours pas pourquoi j’existe. S’il est seulement
question de faire un test, alors pas besoin de créer le monde. Dieu aurait pu
simplement créer des âmes immatérielles et les tester. Non seulement ça aurait
pu fonctionner, mais le résultat aurait sûrement été plus fiable.
Bref, on ne comprend toujours pas,
selon une grille d’analyse chrétienne, pourquoi j’existe. Pourquoi Dieu ne
m’a-t-il pas simplement créé sous une autre forme, laquelle permettrait
vraiment d’évaluer mon « âme »?
Je vois une solution simple: Dieu
aurait nous créer comme il l’a fait pour les anges. Les anges, parait-il, sont
purs esprits. Ils ont néanmoins un « libre-arbitre », comme l’atteste la
rébellion du tiers des anges, dirigée par le fameux Satan.
Postuler un Créateur est supposé
mettre fin aux questions concernant la forme actuelle du monde. Cela devrait arrêter
les questionnements sur le « pourquoi » des choses, mais il n’en est rien. Rien
n’explique pourquoi Dieu a créé le monde sous sa forme actuelle. Quelques
possibilités:
_Pourquoi ne pas créer sept milliards d’humain
tout d’un coup, leur annoncer le message de l’évangile, les laisser vivre leur
vie, puis les juger?
_Pourquoi Dieu a-t-il besoin d’autant
d’humains? Il aurait bien pu se contenter d’un seul. Ou de deux.
_Dieu aurait aussi bien pu créer un nombre
infini d’âmes, ou de cerveaux dans des cuves, tant qu’à spéculer…